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voyage autour du monde.

de chiens affamés ne procède pas autrement à l’assaut de la curée offerte à sa voracité. Ce sont des soubresauts effrayants ; on dirait des corps humains sous la pile de Volta ; ce sont des torses qui se jettent en avant, qui se courbent en arrière, se heurtent à droite et à gauche violemment les uns contre les autres ; ce sont des mains robustes qui frappent des poitrines rouges et sanguinolentes ; les cheveux se dénouent tombant en désordre et couvrant les épaules, la figure et le sein c’est la fureur avec toute sa frénésie, c’est la rage avec tout son délire.

Nul spectateur n’est à son aise, nul ne respire, car il croit assister à un combat à outrance, à un massacre général. Et l’on nomme cela un jeu, une danse, une fête, une joie ! Et ce sont là des femmes de jeunes filles, des mères aussi !… Ô bons Carolins, vous avez bien fait de vous éloigner ; de pareils tableaux devaient vous briser le cœur, et je m’accuse maintenant de ne vous avoir pas suivis.

Dans les scènes diversement exécutées par les hommes des Sandwich, il régna à peu près le même désordre, la même effervescence, la même sauvagerie. On hurlait au lieu de chanter, on se battait les flancs avec rudesse au lieu de gesticuler ; et l’on ne frappait du pied le sol qu’avec une sorte de fièvre impossible à décrire.

Le caractère physique de ces individus se dessinait parfaitement en harmonie avec les sentiments exprimés par ces horribles danses. Leurs yeux sont fauves, ardents et ne regardent presque jamais qu’obliquement ; leurs sourcils volumineux arquent et ombragent une orbite enfoncée : leurs cheveux épais et noirs s’avancent sur un front resserré ; leur bouche est grande, accentuée, leur nez épaté, leurs épaules larges, robustes, et leurs mains et leurs pieds d’une prodigieuse dimension.

Eh bien ! tous ces êtres, si fortement taillés pour les violentes passions humaines, sont d’une douceur inaltérable dans la vie ordinaire ; ils accourent et s’empressent à vos moindres désirs : sans faire entendre un murmure, ils acceptent les corvées les plus rudes, ils entreprennent les courses les plus écrasantes, et remercient comme d’un bienfait la légère gratification dont vous payez leur zèle et leur dévouement.

Le vol pourtant est chez eux un défaut contre lequel tous les châtiments viennent échouer. Le fouet, les privations, les cachots, les tortures, ne peuvent les arracher à cette passion dominante de leur âme, et quand un Sandwichien ne vole pas, c’est qu’il n’y a là, sous sa main, nul objet propre à tenter sa soif ardente de possession.

Voici pourtant un fait assez simple en apparence, et qui semblerait prouver qu’avec des bienfaits sagement répandus, il serait possible de changer, ou de modifier du moins, les sentiments instinctifs de ces gens qui n’ont jamais compris le droit de propriété.

Le gouverneur, dans son obligeance de tous les jours, m’avait donné un domestique sandwichien, jeune, leste, vigoureux, dont, à diverses