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voyage autour du monde.

jour, c’est lui infliger une correction pour l’affranchissement de laquelle nul sacrifice ne lui sera pénible.

N’est-ce pas pour voir et admirer tant de natures diverses que j’ai entrepris ce long et pénible voyage ?

Les femmes sandwichiennes résidant à Guham ont les dents d’une éclatante blancheur, ainsi que les hommes, qui pourtant se sont tous privés volontairement des deux incisives supérieures depuis la mort de leur grand monarque Tamahamah. À leur arrivée ici, les femmes avaient les cheveux très-courts, car la perte de leur souverain bien-aimé les avait privées aussi de leur plus belle parure, qui a repris aujourd’hui toute sa vigueur et son lustre. Les jeunes et coquettes filles de Timor les regarderaient avec des yeux pleins de convoitise.

Leur ardeur pour le libertinage est telle qu’afin de la satisfaire elles braveraient tout supplice, et ce n’est pas ici, à coup sûr, qu’elles puiseront les principes de cette morale qui fait de l’amour une religion du cœur encore plus que des sens.

Les femmes tchamorres sont fort irritées contre les Sandwichiennes ; elles en parlent avec colère, avec mépris ; elles les traitent avec brutalité, leur imposent les travaux les plus pénibles et les plus humiliants. Sont-elles donc si coupables, ces pauvres victimes, de tirer de tant de cruauté une vengeance selon leurs goûts et leurs penchants dominateurs ?

Peu de temps après l’arrivée de ces malheureux à Guham, un drame horrible épouvanta les habitants, et on en parle encore en montrant du doigt aux étrangers et en tremblant le scélérat qui y figure d’une manière si sanglante.

Parmi les femmes des Sandwich naufragées à Aguigan et transportées à Agagna, était une jeune fille remarquable par la douceur de ses manières, par sa grâce et sa beauté. En l’absence du gouverneur, qui était allé faire une tournée dans l’île, son damné domestique, cet Eustache que je vous ai désigné, jeta un regard avide sur la pauvre esclave et s’en empara sans que pas un des officiers supérieurs de la colonie osât y trouver à redire, tant la faveur du maître protégeait la bassesse du valet.

À son retour pourtant, M. Médinilla entendant vanter les charmes de la jeune fille, désira qu’elle lui fut présentée, et Eustache dut s’exécuter. Il conduisit donc sa nouvelle conquête au palais, où elle reçut un accueil plein de bienveillance et où elle attendit le retour d’Eustache, que M. Médinilla trouva moyen d’envoyer à Humata pour je ne sais plus quels ordres à donner. Toujours est-il que pendant cette absence, qui se prolongea bien avant dans la nuit, la belle Sandwichienne ne quitta point le palais, et que le gouverneur lui fit cadeau d’un costume propre à voiler des charmes qu’on devait mettre à l’abri des regards indiscrets et des outrages de l’air.