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souvenirs d’un aveugle.

Le lendemain de cette réception qui aurait singulièrement flatté la vanité de l’esclave si elle avait su ce que c’est que la vanité, Eustache ressaisit sa proie qu’on recommanda à ses soins, et se retira dans sa demeure, où la candide sauvage, croyant sans doute lui faire plaisir, lui raconta avec les plus petits détails toutes les circonstances des distractions qu’on lui avait galamment procurées. Eustache était vaniteux autant. que jaloux et méchant, peut-être était-il réellement jaloux et amoureux (les tigres le sont bien) ; aussi son premier mouvement, après les confidences au-devant desquelles il courait avec tant d’irritation, fut de se servir d’un machète (couteau) et de frapper. Mais le sang tache et le crime est quelquefois prudent et réfléchi. Le matin on le vit devant sa porte fort sérieusement occupé à polir et à graisser une corde de cocotier, la nouer, la dénouer, essayer de son moelleux, de son élasticité, la rouler soigneusement, et l’emporter avec lui dans ses courses de la journée. Il était calme, froid ; il parlait en souriant et marchait comme marche un honnête homme ; il dîna fort bien des restes de la table souveraine, il soupa à merveille ; mais le lendemain à peine réveillé, il se plaça sur le seuil de sa porte et à chaque passant il disait d’un ton dégagé : « Vous ne savez pas le tour que vient de me jouer la petite Sandwichienne ? Pendant mon sommeil l’imbécile a accroché une corde, que je ne savais pas là, à la charpente de mon appartement, et elle s’est pendue sans seulement me dire adieu, l’ingrate ! »

Le gouverneur apprit à son tour le triste événement. Il appela frère Cyriaco, ordonna un service funèbre, fit faire à ses frais une bière au cadavre, et voulut qu’il fût enterré en lieu saint, en face même de l’église d’Agagna.

Quant au valet Eustache, il lui fut enjoint de partir pour Rotta, d’où on le rappela un mois après pour le rendre à ses fonctions.

La vue de cet Eustache me donnait la fièvre, et quand j’entendais le gouverneur lui adresser la parole avec bonté, je me disais qu’il fallait que M. Médinilla ignorât ce qui se répétait à voix basse de cet infâme Espagnol, car, je vous l’assure, M. Médinilla était un noble caractère, un homme de cœur et de loyauté, en dépit de quelques faiblesses et de quelques ridicules.

Si je vous ai longuement parlé aujourd’hui de ce démon échappé de l’enfer dans un jour de rage de Satan, c’est que j’ai eu l’infâme devant les yeux pendant les danses que le gouverneur faisait exécuter à notre profit à l’occasion de la fête. C’est que j’ai entendu continuellement sa voix bruissant à mes oreilles et donnant des ordres pour rendre plus amusants les jeux et les cérémonies à l’aide desquels M. Médinilla prétendait nous faire oublier l’Europe.

Nous retrouverons bientôt les Sandwichiens ; nous aurons le loisir de les étudier chez eux, au milieu de leurs bourgades, de leurs huttes, au