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nom, une famille, peut-être un avenir (les trois conditions dont je vous parlais tout à l’heure) ; j’écris, je dessine, je pense, j’ai du cœur, une volonté de fer. Un voyage de circumnavigation va s’effectuer ; à quelles conditions m’accepterez-vous pour que j’en puisse faire partie ? »

Il me fut répondu ce qui suit :

« Vous possédez, monsieur, toutes les qualités que nous exigeons des hommes qui entreprennent des courses aussi périlleuses. Nous n’avons pas de dessinateur ; vous nous rapporterez en croquis, en tableaux, au crayon ou à l’aquarelle, les portraits des hommes et des choses en présence desquels vous allez vous trouver. Vous vous ferez attacher sur le pont, comme le père des Vernet, pour mieux peindre les flots irrités (action fort contestable, soit dit entre nous). Vous nous rapporterez des notes écrites sur les archipels de tous les océans, et pour prix de votre zèle et de vos efforts, nous vous gratifions, généreux protecteur des sciences et des arts, de six cents francs d’appointements par an. — De combien, Monseigneur ? — J’ai dit six cents livres ! — Il y a erreur. — Une Excellence ne se trompe jamais. »

Je fus ébloui, vaincu… Le moyen de résister à la tentation ? Je me hâtai de dire oui, dans la crainte de me voir supplanté ; et, quelques jours après, fier de m’être si heureusement jeté sur la route de la fortune, je partis pour Toulon.

Quel brillant avenir je m’ouvrais là ! Que de fructueuses économies n’allais-je pas faire pendant mes trois ou quatre années de navigation, moi qui ne donnais à mon domestique guère moins du triple de la somme si gracieusement allouée par le ministre ! De pareilles chances sont rares dans la vie d’un homme ; ma bonne étoile m’éclaira donc de ses feux les plus brillants, et je me laissai aventureusement guider par elle.

Oh ! si les Gudin, les Roqueplan, les Isabey, les Biard et tant d’autres grands artistes attachaient moins de prix à la gloire qu’à la fortune, de combien de chefs-d’œuvre la France ne se-