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voyage autour du monde.

Règle générale, dès que vous avez reçu un cadeau, vous êtes tenu d’user de réciprocité, si vous ne voulez pas être traité de sauvage et de misérable. Dans ce cas, soyez certain que votre lésinerie vous sera reprochée, d’abord avec ces détours, avec des circonlocutions si fécondes, comme je vous l’ai dit, chez les Tchamorres ; puis viennent des refrains improvisés, que l’on chante en vous priant de les bien écouter ; et si vous persistez à faire la sourde oreille, on vous attaque en face, et l’on vous apprend, puisque vous semblez l’ignorer, que quiconque reçoit d’un pauvre doit lui donner à son tour ; que puisque vous êtes étranger et visiteur, par conséquent vous êtes riche ; que si vous êtes riche, vous ne devez pas l’être pour vous seul, et que puisque vous avez usé un cigare, vous pouvez oublier un mouchoir dans la maison, attendu que toute jeune fille a besoin d’un mouchoir pour aller à la messe.

Je vous donne cet avertissement afin que vous en profitiez, vous qui, d’après mes récits, avez peut-être déjà envie d’aller courir le monde. Pour une galette ou un coco, offrez un mouchoir ; pour un régime de bananes, un mouchoir et un rosaire ; pour une pastèque ou un melon, une chemise, dix fois, vingt fois plus que la valeur de l’objet accepté ; c’est la règle. Il n’y a que les jeunes filles qui s’offrent gratis et sans rougir.

Les Mariannais n’ont rien d’européen.

Il est toutefois un moyen sûr de s’affranchir de cette rude corvée imposée par tous les ménages d’Agagna ; et il faut bien encore que je vous l’indique afin que vous vous teniez sur la défensive quand vous serez arrivé là-bas. En entrant dans une maison, tutoyez père et mère, gratifiez d’un baiser la jeune fille, causez, racontez, faites danser les marmots, mais n’acceptez rien. Ne rien accepter, c’est déclarer que l’on ne veut rien donner ; vous êtes compris, vous vous quittez bons amis et sans rancune de la part des indigènes. Mais, si prévenant toute offre, vous distribuez galamment vos scapulaires, vos bagues, vos images de saints et vos mouchoirs, restez convaincu que la famille se mettra en quatre pour vous prouver qu’elle est flattée de la noblesse de vos procédés ; vous êtes l’hôte chéri de la demeure, vous appartenez à la famille, vous êtes autant que le frère, vous êtes plus que lui si vous voulez.

Ô Mariquitta ! je me souviens toujours de ta douce reconnaissance ! Il m’arriva un jour un fait assez curieux pour tout observateur, et qui semblerait prouver que cet usage de ne rien accepter gratis est peut-être un point capital de l’antique religion des Tchamorres. Il m’a paru concluant. Épuisé par une longue chasse, j’arrivai un soir fort tard à Agagna, et je m’arrêtai dans une assez jolie maison, où j’avais aperçu la veille une jeune petite fille de treize ou quatorze ans, proprette, vive, agaçante par la petitesse de ses pieds, la délicatesse de ses mains, la grâce de son allure, et surtout par la vivacité de son regard qui allait jusqu’à l’impertinence.