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souvenirs d’un aveugle.

routes, et, ne pouvant supporter le joug qu’on voulait lui imposer, le peuple vaincu, mais non soumis, se retira sur un rocher désert, Aguignan, où il crut se soustraire à la persécution et à la tyrannie. On le poursuivit bientôt dans ce dernier asile, et ceux qui échappèrent aux massacres furent reconduits à Guham et traités en esclaves.

Au milieu de ces scènes de ravage et de désolation, il est doux d’arrêter ses regards sur un spectacle qui en diminue l’horreur. La religion, armée du glaive, a souvent fait des prosélytes ; mais la force une fois anéantie, on ne tenait plus à un culte imposé par la violence irritée et adopté par la faiblesse sans défense. Le nom du père San-Victorès doit être aussi cher aux habitants de cet archipel que l’a été celui de Las Casas parmi les hordes sauvages de l’Amérique. Lui seul osait mettre un frein aux cruautés de Quiroga, et tel était l’esprit des conquérants du quinzième siècle, que ce qu’ils auraient regardé comme témérité impardonnable dans un soldat, ils craignaient de le réprimer dans un ministre de notre religion.

Au moment même où la torche de la discorde brillait d’une clarté funeste dans toutes les parties de Guham, le père San-Victorès, hardi comme tous les martyrs de la foi, parcourait les campagnes sous la seule sauvegarde de l’étendard du Christ, et avec des paroles de paix et de douceur, il gagnait les cours des habitants et diminuait ainsi leur haine pour le nom espagnol. C’était du sein des retraites encore non violées qu’il lançait des ordres sévères respectés par le fougueux Quiroga. Mais, hélas ! le zèle du pieux missionnaire ne tint pas longtemps contre l’ignorance des naturels et la barbarie des vainqueurs.

Un de ces hommes extraordinaires que chaque terre produit pour guider les autres, intrépide par instinct, féroce par calcul, et aussi étranger aux malheurs passés qu’insensible à ceux à venir, un de ces hommes en un mot dont l’existence ne va jamais au delà du présent, avait opposé, aux Mariannes, quelque résistance aux armes espagnoles, et confiné dans l’intérieur de l’île avec un nombre assez considérable de partisans, il murmurait contre les éloges que des fugitifs donnaient à San-Victorès, et ne voyait qu’une perfidie de plus dans la conduite et les prédications pieuses du héros catholique. Cet homme dangereux se nommait Matapang : je vous en ai déjà parlé à l’occasion d’un prétendu miracle dont j’ai déjà certifié l’authenticité. Il avait confié ses deux enfants à son épouse, et celle-ci, touchée des vertus et de la modération de San-Victorès, les lui avait donnés pour en faire des chrétiens. Il n’en fallut pas davantage à Matapang pour exécuter l’atroce projet qu’il méditait depuis longtemps. Chez les hommes aussi peu maîtres de leurs premiers mouvements, l’intérêt personnel l’emporte toujours sur le bien général. Matapang rassembla ses camarades, leur parla avec le feu d’une indignation véhémente, réveilla dans leur âme le sentiment de la vengeance, et leur fit adroitement comprendre que de la mort seule du père San-Vic-