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voyage autour du monde.

torès dépendaient désormais le salut du pays et la fuite des Espagnols. Son discours ranima le courage des plus timides ; chacun résolut de tendre un piège au zélé missionnaire et de le faire périr dans une de ces courses chrétiennes qu’il répétait peut-être avec un peu trop d’imprudence.

L’occasion ne manqua pas de se présenter. Matapang sut l’attirer dans la retraite qu’il s’était choisie ; il le remercia d’abord des soins qu’il avait donnés à ses enfants, et le supplia de vouloir bien les conserver pour tout ce qui lui était cher ; mais, afin de mettre sa charité à l’épreuve, il le pria de donner le baptême à une chèvre qu’il affectionnait beaucoup. On juge de la réponse du ministre de Dieu, et comme il s’obstina à refuser ce qu’on exigeait, Matapang, aidé de deux de ses partisans, se précipita sur lui et le terrassa avec une espèce de hache de bois, qui était, avec la fronde, la seule arme des premiers habitants des Mariannes.

On ne sait point si Quiroga fut fâché de ce crime ; mais il est certain que la vengeance devint le prétexte, sinon le motif, des horreurs commises par ses soldats. L’imagination se révolte au souvenir de tant de scènes de carnage ; il suffit, pour en donner une idée, de dire qu’aux premiers essais des armes espagnoles, les Mariannes comptaient plus de quarante mille habitants, et qu’après deux ans on n’en trouva que cinq mille.

C’est de cette époque que date le premier établissement. On soumit les naturels à des lois très-dures, auxquelles ils n’avaient pas le pouvoir d’échapper. Ils plièrent sous le despotisme de leurs oppresseurs, et cette haine, qui naît du sentiment de la faiblesse contre la tyrannie, est restée vivace en dépit des années et des nouvelles lois moins dures et moins cruelles.

Magellan, je vous l’ai déjà dit, donna aux îles Mariannes le nom de Ladrones, parce qu’il y fut victime de sa bonne foi, et il n’y aurait pas d’injustice à leur conserver de nos jours cette triste dénomination, tant les habitants affectionnent la douce habitude de s’approprier le bien d’autrui.

Sitôt que le pouvoir des Espagnols y fut établi sur des bases, il est vrai, assez chancelantes, le premier soin des vainqueurs dut être d’y maintenir leur esprit et de faire sentir leur supériorité. Quiroga était de retour à Manille ; le père San-Victorès avait péri victime de son courage apostolique, et celui qui avait succédé au chef de l’expédition ne s’occupait que des recherches qui pouvaient donner à sa patrie une haute idée du pays qui lui était soumis, et des soins, moins généreux, d’agrandir promptement sa fortune. Il avait expédié des demandes au gouverneur-général des Philippines, car il craignait que Quiroga n’eût fait voile pour l’Espagne ; mais le hasard le servit plus promptement qu’il n’avait osé l’espérer. Les Carolines attiraient les regards de la cour de Madrid. en même temps que celle-ci s’occupait de la conquête des Mariannes,