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souvenirs d’un aveugle.

Neuf petits navires, partis de Luçon, y transportaient plusieurs missionnaires que leur zèle pour la religion éloignait d’un séjour de tranquillité et d’aisance. Les vents leur furent d’abord contraires, et un orage épouvantable les ayant éloignés de leur route, huit de ces navires vinrent périr sur la côte de Guham, tandis que le neuvième fut assez heureux pour entrer dans une anse où il se mit à l’abri de la tempête. Le seul moine qui se sauva resta quelques années aux Mariannes, et y prêcha avec tout le zèle et le succès de San-Victorès, mais avec plus de bonheur. Une chose remarquable, c’est qu’on vit bientôt les plus considérés des anciens habitants protéger avec opiniâtreté la religion de leurs oppresseurs, et prétendre interdire au bas peuple le droit, qu’ils voulaient avoir seuls, de jouir des biens à venir qu’on leur promettait.

Les détails des antiques usages des Mariannais étant consignés dans un ouvrage publié à Manille, en 1790, par le père Jean de la Conception, récollet déchaussé, je l’ai parcouru, et je me suis convaincu que cette compilation énorme avait été écrite par l’ignorance et la crédulité. Les récits des miracles qui ont eu lieu aux seules îles Mariannes occupent cinq ou six volumes, et il serait absurde d’ajouter foi à une foule d’historiettes ridicules de sorciers et de saints qui se seraient mêlés de la conquête de cet archipel.

Je traduis une page :

« Sitôt que Quiroga fut arrivé aux Mariannes et qu’il eut annoncé aux habitants la nouvelle religion qu’il venait leur apporter, la mer se retira, comme pour le prévenir qu’il ne devait retourner dans son pays qu’après avoir heureusement terminé son entreprise. Le lendemain de son débarquement, la terre fut agitée avec un bruit épouvantable, et Quiroga y vit le présage des peines et des soins que lui donnerait la conquête de Guham. Le troisième jour, le soleil le plus pur anima la nature, et les Espagnols eurent la certitude du succès. Le quatrième, un vent impétueux les prévint de la résistance de Matapang ; et le cinquième, des arbres ayant été déracinés par cet ouragan, on n’eut aucun doute de la mort de San-Victorès et des massacres affreux dont la colonie serait le théâtre. Tout arriva comme la nature l’avait prédit San-Victorès fut victime de la fureur de Matapang. Quiroga, dans sa juste vengeance, extermina une grande partie des naturels, et l’étendard de la croix ne brilla que pour un petit nombre de justes. »

Et d’un.

« À peine le père San-Victorès fut-il tombé, frappé d’un coup mortel de Matapang, que son âme, franchissant les distances et portée sur l’aile des vents, arriva au milieu de sa patrie et y annonça ce malheur. Les églises de toute l’Espagne furent tendues de noir ; les cloches sonnèrent d’elles-mêmes ; la cour prit le deuil ce fut une calamité générale. Huit à dix mois après. Guham fut agitée par deux ou trois trem-