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voyage autour du monde.

geant le goulet et saluant, ainsi que le faisaient courtoisement les Anglais quand leurs flottes insolentes venaient jeter un regard avide jusqu’au fond de la rade, le tombeau de l’amiral Latouche, dont l Angleterre, plus encore que nous peut-être, se rappelle les beaux faits d’armes. Il y a dans chaque pays du respect pour toutes les gloires.

Enfin, nous sommes en mer, dans ce criquet de plat-à-barbe des navigateurs, pour me servir des méprisantes expressions des Ponentais façonnés aux voyages de long cours. — Quelle mare fangeuse ! disent-ils encore, quand ils veulent blesser l’orgueil des Levantins. — On ne peut ici virer de bord sans avoir le beaupré sur la terre… Les Ponentais ont tort : si les lames de la Méditerranée se dessinent courtes et grêles en comparaison des houles creuses et larges de l’Atlantique et des autres océans, elles n’en sont que plus turbulentes et plus rageuses : ce sont de ces colères vives qui remuent jusqu’au fond des entrailles ; c’est le bond rapide du chacal sur une proie facile. Les Alpes et les Pyrénées, se joignant par des lignes sous-marines, en partant de Nice jusqu’au cap Creüs, sont sans doute la première cause de cette humeur querelleuse qui a brisé tant de navires et englouti tant de richesses.

Une bien rude épreuve vint mettre à nu le courage rival de nos matelots ; car la première nuit de notre départ fut marquée par une de ces tempêtes méditerranéennes où le tonnerre en éclats ne se tait sur aucun point de l’horizon, où le vent fait en quelques minutes le tour de la boussole, et où toute l’habileté du pilote est nécessaire au salut du navire. Chacun fut fidèle à son poste, et moi plus que tous. Le tangage et le roulis m’avaient si cruellement tiraillé, que je m’étais laissé tomber dans le faux-pont, à côté de quelques malles et coffres non encore arimés, jeté tantôt à babord, tantôt à tribord, maintenant au pied d’une caronnade et en un clin d’œil enlevé de l’avant à l’arrière. Inquiet de mon sort, mon domestique me cherchait partout et ne me trouvait nulle part ; car le lieu qu’on lui indiquait, où je venais d’être foulé sous les pieds, était celui que j’avais déserté par un soubresaut inattendu. Il me trouva enfin à l’entrée de la fosse-aux-lions. « Eh quoi ! c’est vous ? me dit-il d’un air piteux, car il souffrait aussi, le pauvre homme ; que faites-vous donc là, Monsieur ? vous allez être broyé sous les câbles. » Je répondis par un gémissement profond. « Debout ! debout ! continua-t-il ; la foudre vient de tomber à bord ; le navire est en feu. — Tant mieux, répliquai-je, je souff… » Un choc violent nous sépara. Et, le matin, lorsque le vent et la mer se furent calmés, il me retrouva meurtri et déchiré, entre deux barils d’eau-de-vie, ou j’étais arrivé après mille évolutions et cascades, auxquelles j’ai survécu comme par miracle. Oh ! le mal de mer est, sans contredit, la plus horrible des tortures ! Personne ne vous plaint, ne vous console ; nul ne cherche à vous soulager, et, quand le râle des convulsions vous brise et vous tue, vous entendez autour de vous les ironi-