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souvenirs d’un aveugle.

ques éclats de rire des joyeux matelots, qui vous lancent en passant leurs quolibets les plus railleurs sur la manière ridicule dont vous comptez vos chemises. Dans ces longs moments de poignantes angoisses, toute joie est impossible, tout sentiment de douleur, autre que celui du mal de mer, ne peut vous atteindre ; vous êtes mort à tout, et vous remercieriez du fond de l’âme le voisin généreux qui, vous traînant par les pieds, vous jetterait aux flots… J’en sais quelque chose, moi, que près de quatre années consécutives de voyages ont trouvé comptant mes chemises, dès que nous allions vent arrière ou que nous naviguions à la bouline.

Mais le temps est beau ce matin, la mer calme, légèrement frisée par une brise d’est qui nous pousse en avant. Le cap Creüs, qui sépare le Roussillon de la Catalogne, a été doublé. Nous voici devant Barcelone, dominée par le Mont-Jouy, citadelle protectrice de la ville, mais qui l’écrasera, soyez-en sûr, dans un de ses jours de chaude et sérieuse rébellion. À l’aide de nos longues-vues, nous aurions pu distinguer les sémillantes Catalanes se promenant sur la Rambla, aux bras innocents de leurs jeunes et pieux confesseurs. Mais nous courûmes au large, et les côtes d’Espagne s’affaissèrent et disparurent en nous jetant les derniers rayons des forges de Palafox, qui brillaient comme un volcan dans une nuit sombre.

Ce furent alors les Baléares qui s’élevèrent devant nous, avec leurs sommets âpres et noirs. Majorque, Minorque, Yviça, Formentera, et Cabrera, sont des débris osseux que quelque révolution sous-marine a découpés du continent. Ces îles, jadis célèbres par les habiles frondeurs qui retardèrent si vaillamment les conquêtes des Maures, ne nourrissent plus maintenant que des enfants dégénérés.

C’est l’Espagne, mais l’Espagne au quinzième siècle, c’est-à-dire encore l’Espagne de nos jours, triste, décrépite, corrompue, avilie. Ainsi meurent les peuples, ainsi s’effacent les grandes pages des nations qui ne comprennent pas que les arts, les sciences et la civilisation ne peuvent marcher qu’avec la liberté.

Minorque a un port sûr et commode : le maréchal de Richelieu s’en est emparé après un beau fait d’armes ; et, de toutes les conquêtes de l’illustre roué, celle-ci, à coup sûr, n’est pas la moins noble ni la moins glorieuse.

À côté de Minorque est un rocher pelé, où, pendant les guerres de l’Empire, les Anglais jetèrent sans secours, presque sans vivres, 12,000 Français, faits prisonniers de guerre par suite de la capitulation du général Dupont. Les hideux pontons de Portsmouth et Falmouth ont fait le tour du monde, sans respecter même Sainte-Hélène, l’île des grands souvenirs.

Là aussi, à Cabrera, un Observatoire fut établi, pour mesurer un des degrés du méridien à l’époque de la première invasion française en Es-