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souvenirs d’un aveugle.

l’aide d’énormes ciseaux, un grand lambeau de vieille toile à voile qu’ils étendent sur les bordages. L’un saisit rudement la tête, l’autre les pieds, et le fardeau tombe avec un bruit sourd sur sa bière : un troisième s’approche, traînant deux boulets placés dans un petit sac qu’il lie fortement aux pieds de celui qui n’est plus ; et voilà mes ouvriers fumant leur cigare, chiquant leur tabac, cousant la voile roulée autour du corps. C’est fait. Hisse maintenant ! et en deux tours de main, et au bruit aigu du sifflet, le cadavre est sur le pont, déposé un instant à côté de la drome.

Silence… L’équipage muet se presse sur l’avant du navire ; une planche, celle sur laquelle le Coq découpe les rations des matelots, est placée sur le bastingage, presque tout en dehors, et dominant le flot qui passe. Les fronts se découvrent ; l’abbé de Quélen, notre aumônier, jette un peu de terre sur le corps de notre malheureux ami, et au mot : Envoyez ! gravement prononcé par M. Lamarche, lieutenant en pied de la corvette, la planche fait la bascule, le cadavre glisse, une trouée se fait à l’eau, un remou l’efface, le navire file. Tout est dit !

Dans le sein de nos cités, un homme meurt ; ses amis sont là ; des larmes disent qu’il est regretté ; ses restes seront déposés dans un lieu où tout ce qui s’intéresse à lui ira jeter des fleurs… Ici un homme meurt ; les flots s’ouvrent, ils se ferment ; il ne reste de lui que le souvenir de ses vices ou de ses vertus.

Le ciel était toujours bleu, et la brise vive et régulière ; mais une forte houle, venant de l’avant, nous annonça qu’il y avait déjà lutte violente entre la Méditerranée refoulée et l’Atlantique, qui verse chez sa faible rivale ses régulières marées. Le courant nous drossa, en dépit de toute la toile que nous jetions à l’air, et les écrasantes bordées ne nous faisaient pas gagner une lieue en un jour. En mer surtout, ce n’est pas la distance qui fait l’éloignement ; vous êtes près de moi, et je suis loin de vous. Un canot parti de Gibraltar serait à notre bord en peu d’instants, et voilà dix jours que nous luttons vainement pour franchir les cinq ou six milles qui nous séparent de notre première relâche ; mais le spectacle était beau, et mes crayons ne furent pas oisifs. En face, le détroit, à notre gauche, le Mont-aux-Singes, géant africain, noir comme les enfants qui s’agitent autour de sa base ; à droite, le rocher aride de Gibraltar, dont les flancs ouverts cachent des centaines de bouches à feu prêtes à vomir la mort sur tous les points de l’horizon. Ces deux colonnes de granit et de lave, qu’on dirait séparées par le courroux des flots atlantiques, figurent admirablement les sphinx ou les lions de bronze placés aux deux bords des larges portes de nos parcs royaux, comme pour en défendre l’entrée. Singulier spectacle ! Ici, sur la pointe méridionale d’Espagne, une ville de guerre capable de résister aux attaques de toutes les escadres coalisées du monde, et où l’Angleterre voit flotter son pavillon dominateur ; là, à quelques lieues, Ceuta, sur la côte d’Afrique ; Ceuta, que les Anglais convoitent