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voyage autour du monde.

depuis tant d’années, et qu’ils n’ont pu arracher aux Espagnols vaincus à Gibraltar, au camp de Saint-Roch et à Algésiras. Les hommes de tous les pays n’ont de courage et de patriotisme qu’à certaines heures et à certaines époques.

Cependant, la brise devenant plus forte, les courants furent vaincus ; nous avancions toutes voiles dehors, et, en attendant que le vent se maintint frais et régulier, nous mouillâmes à peu de distance de la ville bâtie au pied et sur les flancs du mont célèbre où Hercule posa ses insolentes colonnes. Protégés contre les tempêtes marines par un môle solide parfaitement entretenu, nous fîmes nos préparatifs pour descendre à terre, après avoir salué le gouverneur de onze coups de canon, qui nous furent courtoisement rendus coup pour coup.

Nous avons un consul à Gibraltar. Il paraît fier de voir flotter le pavillon de son pays sur un navire de guerre, et cela lui rappelle, dit-il, le beau combat de l’amiral Linois, qui, avec des forces inférieures à celles des Anglais, se rendit maître, à peu de distance du point où nous sommes mouillés, de deux vaisseaux de 74, après un combat où il se couvrit de gloire.

Milord Don était gouverneur de la place, et nous nous rendîmes à son hôtel, autour duquel stationnaient des troupes parfaitement équipées. Dans le salon de réception où nous attendions Son Excellence, je remarquai quelques grands tableaux protégés par une légère gaze ; le premier représentait un basset vu de face, le second un basset vu de profil, le troisième un dogue, le quatrième un lévrier, le cinquième un barbet. Dans l’antichambre, j’avais arrêté déjà mon intention sur un beau portrait de femme largement peint, et à demi couvert de toiles d’araignées. J’aurais fait volontiers mon salon de l’antichambre.

Milord Don nous reçut avec une politesse froide, et il regretta beaucoup d’avoir envoyé son cuisinier à la campagne ; car il aurait voulu nous garder à dîner le lendemain. Mais il nous permit, en forme de compensation, une visite dans les batteries de la montagne ; et c’était là, certes, agir avec courtoisie, car peu d’étrangers obtiennent la même faveur.

Oh ! c’est une chose vraiment imposante que l’aspect de ces masses énormes de rochers, au travers desquels la mine s’est ouvert un large passage, et où l’on se promène debout aujourd’hui par mille et mille sinuosités, jusqu’au sommet du mont, sans cesse protégé par une casemate naturelle, à l’abri des boulets et des balles. Là, chaque pièce, propre et luisante, est à son embrasure, sur son affût solide ; là, chaque artilleur reste assis à son poste, sans s’inquiéter des feux croisés dirigés contre le rempart de lave et de granit. Si l’ennemi se rend maître de la ville et cherche à s’y maintenir, les hautes batteries l’en délogent et le mitraillent. Ici, il faut tout avoir ou ne compter sur rien. La red-