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souvenirs d’un aveugle.

cieuses guérillas au tromblon meurtrier sur l’épaule, Gibraltar, à son tour, se pavoise fièrement de son léopard, sa garnison rouge s’abrite sous les casemates, quelques coups de canon annoncent que la lutte est acceptée… tout redevient muet et calme autour de la montagne britannique.

Les habitants de Gibraltar conservent le costume et les mœurs de leur pays. Quelques-uns cependant s’habillent à l’anglaise et m’ont paru adopter les manières et le ton de leurs dominateurs. Les femmes se couvrent, en général, d’une mantille rouge, bordée de velours noir, ornée d’une frange de dentelle ; et sous ce costume peu favorable à l’élégance de leur taille, elles trouvent encore le moyen de s’embellir, en se drapant avec autant de coquetterie que la plus jolie et la moins superstitieuse des Andalouses.

Les juifs n’ont pas de costumes fixes, mais ils adoptent adroitement celui de l’individu qu’ils veulent duper. Ils endossent donc un manteau, s’ils traitent avec un Espagnol : un habit long, pointu et serré, s’ils sont en relation avec un Anglais, et se coiffent d’un turban si c’est un Turc qu’ils ont choisi pour victime.

Le commerce, dit-on, est considérable à Gibraltar. Je n’ai pu me le persuader, quand j’ai vu le petit nombre des bâtiments croupissant dans la rade, moins sure mais plus grande que celle de Toulon. Nul luxe, nulle société, nul empressement à fêter les étrangers ; chacun vit chez soi et pour soi. Les Anglais ont cependant établi une bibliothèque fort belle où se réunissent journellement ceux d’entre eux qui ont le goût des lettres. J’y suis allé plusieurs fois, sans y rencontrer personne. Enfin j’y trouvai le bibliothécaire, qui est Français, et un colonel anglais sérieusement occupé à regarder des caricatures.

On prétend que le consul algérien est parvenu à embellir pour lui ce séjour de tristesse, et qu’il affiche en tous lieux un luxe asiatique. Un juif m’a assuré que son hôtel lui coûtait plus de 800,000 francs, et que, s’il le voulait, il achèterait à lui seul le port, la ville et tous les habitants.

« Mais les juifs se vendraient-ils ? lui dis-je.

— Les juifs vendent de tout ! Monsieur. »

Pendant notre séjour à Gibraltar, nous apprîmes que le dey d’Alger avait été décapité par ses fidèles et bien-aimés sujets. Sans être ému le moins du monde, le consul barbaresque continua paisiblement ses opérations, acheva ses correspondances diplomatiques, et se contenta du soin qu’il prenait toujours de ne pas mettre le nom de son souverain sur le couvert de ses missives.

Heureux le pays où la mort d’un prince est regardée comme une calamité générale !