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II

TÉNÉRIFFE

Ancienne Atlantide de Platon. — Gouanches. — Mœurs. — Un Grain.

Cependant la brise se leva de l’est, forte et presque carabinée ; nous virâmes au cabestan avec les chants et les jurons d’usage, et, une heure après, nous courions vent-arrière dans le détroit, saluant de nos derniers regards la masse imposante de granit que nous nous estimions heureux d’avoir pu étudier.

Le navire glissait et bruissait entre l’Europe et l’Afrique, cette Afrique inconnue que nous retrouverons plus tard au cap de Bonne-Espérance, cette belle Europe que beaucoup d’entre nous sont condamnés à ne plus revoir ! De loin nous saluâmes de la main les royaumes de Fez et de Maroc, où le sol et les mornes pelés se dessinent noirs, sur un ciel rouge et brûlant. La houle grandissait, et nous étions balancés avec majesté : les mouvements de la corvette avaient pris une allure plus grave, moins saccadée ; nous naviguions enfin dans l’Atlantique.

Ce sont surtout ces premiers passages d’une navigation sur les côtes à une navigation au large qui laissent dans l’âme de profonds souvenirs. Là se fait une vie nouvelle, là se dressent de nouvelles émotions. Le ciel et l’eau, le bruit des vents et le mugissement des vagues, c’est tout ce qui vous est accordé pour tromper la lenteur des heures ; et lorsque, après une belle journée de route, vous avez tracé sur la carte la petite ligne indiquant les quarante ou cinquante lieues que vous avez franchies, vous jetez un regard sur l’immensité qui se développe devant vous, vous sentez le courage s’éteindre, l’affaissement se mêler à l’ardeur de l’étude,