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souvenirs d’un aveugle.

et vous regrettez une terre, une patrie, des amis, que vos vœux les plus ardents ne peuvent vous rendre. Mais ces premiers regrets n’ont guère de durée ; la mer aussi a ses joies et ses fêtes, les relâches leurs plaisirs et leur ivresse ; et bientôt ce n’est plus derrière soi qu’on regarde, c’est là-bas, là-bas, à l’horizon, pour voir s’il ne pointe pas au-dessus des flots un roc, une île, un promontoire, un continent que vous avez hâte de fouler et de connaître. Ne vous l’ai-je pas dit ? une terre se lève devant nous, elle grandit sous mille formes bizarres ; ce sont les Canaries, c’est Ténériffe. Amène et cargue ! mouille ! L’ancre tombe sur un fond de laves et de galets brisés. Nous sommes à Sainte-Croix.

Vous voyez que je suis généreux et que je ne vous tiens pas longtemps en mer. Autour du navire voltigent à l’instant quelques légères embarcations d’où s’échappent des voix rauques et sourdes qui nous offrent du poisson frais, des oranges et des bananes. Oh ! que d’attraits dans les voyages ! le bonheur sans cesse à côté d’une catastrophe ; l’abondance près des privations, et le passage presque imprévu d’une atmosphère rude et froide à un ciel bleu et à une zone tempérée. Mais nous avons touché à Gibraltar, nous voici en quarantaine ; et ce n’est qu’à l’aide de longues perches que nous faisons nos emplettes et nos échanges. Voilà encore les vicissitudes de la mer.

Cependant la nuit est calme et douce ; avides des premiers rayons du jour, nous couchons tous sur le pont en attendant que l’orient africain se colore. Les cimes des monts où sont bâtis, comme des nids de condor, des bastions crénelés, s’empourprent, se réveillent, et le grave et imposant panorama qui s’offre à nous peut être étudié avec profit. La côte, sous quelque aspect que l’interrogent vos regards, est raboteuse, tranchante, écaillée, coupée de petites criques peu profondes, où le flot se brise en échos prolongés. Partout des aspérités, des pyramides de lave indiquant la violence d’une secousse sous-marine ; et, sur les flancs des mornes, des couches horizontales, serpenteuses, diversement colorées, disant au géologue la marche et presque la date de chaque éruption. Désespérez de traduire fidèlement sur le papier ou sur la toile ce terrible paysage que vous garderez bien mieux dans vos souvenirs. À chaque pas du soleil, la scène change, les ombres des clochers naturels qui s’élancent dans l’air, se rapetissent, s’allongent, se croisent, se brisent, se heurtent, et vous avez à peine le temps d’admirer une scène de grandeur, qu’une scène nouvelle l’efface et lui succède.

Dites-moi donc ce que font à Paris tant de grands artistes dans leurs tranquilles ateliers ! Je maudis et ma faiblesse et mon impuissance, en face de si sauvages et de si gigantesques tableaux ! Gudin et Roqueplan doivent pourtant étouffer dans leur vieille Europe.

Après les émotions, l’histoire ; elle a aussi son intérêt et son drame. L’archipel des Canaries, connues des anciens sous le nom de Fortunées,