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voyage autour du monde.

est composé d’un groupe de sept îles, dont les plus grandes sont Canarie, Fortaventure et Ténériffe. Cette dernière est la plus fertile et la plus peuplée. On y récolte huit mille barriques de vin par an, et vous savez qu’on en boit à Paris seulement, dans un temps égal, plus de vingt mille, qui, à coup sûr, n’ont pas toutes traversé les mers.

Les écrivains du quatorzième siècle qui ont parlé de Ténériffe ont assuré, sur la foi de leurs navigateurs, que dans cette île, ainsi que dans celles qui l’avoisinent, il se trouvait un arbre d’une hauteur prodigieuse, qui ramassait les vapeurs de l’atmosphère, de manière qu’en le secouant on obtenait toujours une eau claire et bienfaisante. Il y a toujours du mensonge dans la vérité ; mais je vous parlerai plus tard de l’arbre du voyageur, dont le nom seul rappelle un bienfait, et vous ne trouverez pas ridicule alors le récit des trop crédules historiens de cette époque, si féconde en grandes choses.

Si nous les en croyons encore, l’île de Palma a été découverte par deux amants qui, exilés de Cadix leur patrie, achetèrent un petit bateau, s’abandonnèrent aux vents, et résolurent de ne pas se survivre. Après avoir longtemps erré au gré des ondes, ils aperçurent cette île, où ils abordèrent avec beaucoup de difficultés, et qu’ils appelèrent Palma, à cause de la grande quantité de palmiers dont elle était couverte. On sait ce qu’il faut ajouter de foi à tous ces contes d’amants, et combien l’histoire du monde serait courte si l’on en retranchait les rêves d’une imagination peu réfléchie et toujours avide de merveilles.

Ces îles sont volcaniques, ainsi que toutes celles de cet océan. On y compte environ cent quarante mille habitants, dont soixante-quatre mille appartiennent à Ténériffe. Sainte-Croix, où réside le gouverneur, quoique l’audience royale soit établie à Canarie, est une petite ville assez sale, s’étendant du nord au sud. La moitié des rues à peu près sont pavées, et les Espagnols y conservent les mœurs et les habitudes de leur pays, sauf les modifications nécessitées par le climat.

Le bord des maisons est peint de deux bandes noires et larges qui ne tendent pas mal à leur donner un aspect lugubre. De loin, on dirait le drap blanc avec la frange funèbre d’une vierge au cercueil.

La rade, ouverte à tous les vents, excepté au vent d’ouest, si rare dans ces latitudes, n’a de remarquable que son peu de sûreté, car le fond en est excessivement mauvais et les atterrissages très-dangereux. Nous y trouvâmes deux ou trois bricks de commerce français et américains qui faisaient de l’eau, et une demi-douzaine de pinques espagnoles, montées par des hommes dont l’existence tient du prodige. Figurez-vous un navire à moitié pourri, où sont attachées deux poutres, en forme de mâts, soutenant quelques fragments de vergues, auxquels on a collé deux lambeaux de toile de diverses couleurs, recevant à peine un souffle de vent qui se joue parmi leurs débris : placez à leur sommet un morceau de