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voyage autour du monde.

roulai dévotement à leurs yeux comme une sainte relique. Oh ! jamais je n’oublierai cet élan de béatitude qui se manifesta dans tout l’équipage ! C’était de l’amour, du délire, du fanatisme ; peu s’en fallut qu’on ne m’adorât comme l’image que j’offrais. Elle fut à l’instant portée à toutes les lèvres, posée au pied du mât, et tous à genoux, et d’une voix formidable, entonnèrent un cantique latin. Quel latin, bon Dieu ! Jamais la marmite de Lucifer n’a retenti de vibrations plus terribles ; jamais les damnés n’ont eu de pareilles convulsions, ne se sont tordus avec une plus effrayante frénésie ; et pourtant ces trépignements, c’était de l’amour ; ce délire, des joies de dévôts ; ces transports, un culte ; cette effervescence, du respect ; tout cela, une religion ! Comment doivent donc maudire de pareils hommes, puisque leurs prières ont tant d’énergie et de feu ? Si j’étais tombé à la mer, tous à la fois s’y seraient jetés pour me sauver au milieu des requins et des crocodiles.

Quand je partis, nul n’osa me tendre sa main calleuse, pas même les femmes, qui comprirent seulement alors, dans le respect que je leur imposais, pourquoi j’avais dédaigné d’abord leurs séduisantes caresses. J’étais pour elles le roi du monde, et elles durent en rêver bien des nuits.