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souvenirs d’un aveugle.

ficile de deviner le motif de son silence ; mais le consul, en nommant don Pedro de Laborias, nous donna d’autres raisons. — M. le gouverneur ne sait pas écrire. — Et son secrétaire ? — Il ne sait pas lire. — C’est différent ! De pareils hommes représentent une nation !

La nôtre est-elle mieux représentée à Ténériffe ? et n’est-ce pas une insulte faite à notre pavillon que le silence injurieux qu’on a gardé à notre égard ?

Nous allons faire nos observations au lazaret, distant d’une demi-lieue de la ville. Une rangée de petits cailloux séparait les malades des habitants. Un soldat de la garnison, portant sur l’épaule une arme qui ressemblait assez à un fusil, était là pour veiller à la sûreté publique. Il mangeait, en se promenant, une boule de pâte qu’il pétrissait dans la main. Que mangez-vous, camarade ? — Du pain ! (Je cherche en vain à me persuader qu’il ne me trompe pas.) Est-il bon ? — Excellent ! Goûtez ! (Ma langue se colle à mon palais.) — Et de l’argent ? — Jamais. — Vous n’en avez donc pas ? — Pour 10 réaux je ferais à pied le tour de l’île. — Voulez-vous accepter cette demi-piastre pour boire à ma santé ? — La somme est trop forte ; on croirait que je l’ai volée. — Acceptez ! — Ma foi, Monsieur, je craignais de ne pas vous entendre répéter votre offre généreuse. Mille remerciements !

Un regard d’un de nos grenadiers eût fait reculer le piquet qui vint relever la sentinelle : ce ne sont pas des Espagnols.

Quand je vois deux ou trois forts irréguliers, placés de manière à être facilement bombardés ; quand je n’aperçois qu’un petit mur crénelé sur les sommets qui dominent la ville ; quand je sais que sur presque tous les points de l’île on peut sans difficulté opérer des débarquements à l’aide de chaloupes, je me demande comment il est possible que l’amiral Nelson soit venu laisser ici un bras, toutes ses embarcations, ses drapeaux et ses meilleurs soldats, sans pouvoir s’emparer de Sainte-Croix. Qu’un de nos amiraux y soit envoyé, il n’y laissera ni ses vaisseaux, ni ses soldats, ni ses drapeaux, et nous aurons l’île.

Nous étions décidément condamnés à une quarantaine de huit jours. Plaignez-moi d’être forcé au repos et à l’inaction. J’ai devant les yeux une nature sauvage et rude, au loin un pic neigeux et volcanisé à gravir : dans l’intérieur de l’île, des mœurs moitié espagnoles, moitié guanches, à dessiner, pour ainsi dire, au profit de notre histoire contemporaine, et rien ne m’est permis, par je ne sais quelle humeur bizarre d’un homme à qui nous donnions pourtant toute sécurité pour la santé des habitants, sur lesquels il règne en véritable magister de village. Allons, il faut essayer de se consoler dans d’utiles recherches sur les événements successifs qui les ont soumis à la couronne d’Espagne.

Jean de Béthencourt, secondé de quelques Normands et Gascons, aventurier heureux, conquit, en 1402, Lanzerote, Fortaventure et Gomère.