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voyage autour du monde.

et tranchantes. Il y avait péril à s’approcher de trop près du requin, dont une caronade et le filin amarré et tendu maîtrisaient à peine les rapides convulsions.

On le traîna sur le gaillard d’avant, où il fut suspendu et ouvert. Marchais et Vial firent l’opération en hommes habitués à ce genre d’exercice ; et, bouchers implacables, ils répondaient aux tortillements saccadés du monstre par des lazzi et des quolibets qui mettaient en bonne humeur le reste de l’équipage. Cependant les intestins et le cœur avaient été arrachés ; il ne restait plus intacte que la carcasse, dont chaque escouade choisissait déjà de l’œil sa part huileuse, et le vivace animal se tordait toujours par un mouvement fiévreux. Deux heures après l’opération, le cœur battait violemment dans nos mains et les forçait à s’ouvrir par des secousses inattendues tandis que ses débris mutilés, et plongés dans l’eau pour être conservés plus frais, donnaient encore signe de vie le lendemain.

Ce requin avait douze pieds de longueur ; il était de la grande espèce. et les tortures que nous lui fîmes subir durent vivement exciter sa colère et donner de la vigueur à ses mouvements, qui furent en effet rapides et tourmentés. Mais n’ajoutez aucune foi, je vous prie, à tous les contes absurdes qu’on vous fait de bordages défoncés par les coups de queue des requins étendus pleins de vie sur le pont d’un navire ; ce sont là de ces hyperboles de voyageurs casaniers qui ont recours au merveilleux pour faire croire aux périls des courses lointaines qu’ils n’ont faites qu’autour de leur foyer domestique. Certes, un homme serait renversé et blessé par les mouvements imprévus d’un requin captif à bord : mais il n’y a rien à craindre, je vous assure, dans ces luttes prolongées, pour les bordages et la sécurité du navire.

Quelques heures plus tard, nos observations nous placèrent presque sous la ligne, et les incidents de la veille furent oubliés dans les préparatifs d’une fête solennelle et bouffonne à la fois, consacrée par l’usage de tous les peuples de la terre, et de laquelle la gravité même de notre expédition éminemment scientifique n’avait pas le droit de nous affranchir. Rien n’est despote comme un antique usage.

Le passage de la ligne est une époque mémorable pour tout navigateur. On change d’hémisphère, de nouvelles étoiles brillent au ciel, la grande Ourse se cache sous les flots, et la Croix-du-Sud plane éclatante sur le navire. Lors des premières conquètes des navigateurs du XIVe siècle, le passage de la ligne était un jour religieux de terreur et de gloire ; il devint plus tard un sujet de raillerie et de mépris. L’art nautique, agrandi par l’astronomie, science exacte et féconde, fit justice du merveilleux dont on avait coloré les phénomènes rêvés sous des zones jusqu’alors inconnues. Dès ce moment aussi la peur s’évanouit, et les dangers furent bravés avec insouciance ; dès qu’on les supposa moindres, on osa les supposer nuls, et le sarcasme succéda aux prières. Ainsi marche toute chose qui s’appuie