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souvenirs d’un aveugle.

sur la philosophie et le progrès. Cependant des obstacles restaient encore à vaincre et d’autres luttes devaient se préparer plus tard ; les périls soumis donnaient de l’audace, et des cris de joie retentissaient alors que le cap de Bonne-Espérance, le cap Horn et le détroit de Magellan n’avaient pas encore appris aux Colomb, aux Cabral, aux Dias de Solis, aux Vasco de Gama, que les mers les plus tempétueuses leur restaient à vaincre. Ainsi ce fut d’abord la frayeur qui institua la cérémonie du passage de la ligne, dont il faut bien que je vous parle un peu, puisque c’est un des plus graves épisodes de notre longue campagne.

Remarquez ici avec moi, à la honte de l’humanité, que toutes les religions du monde sont filles de la peur, et qu’au profit, ou plutôt au préjudice de leurs dogmes, les prêtres de chaque croyance donnent une langue aux tortures pour les enseignements de leur foi. Au Mexique, le serpent eut ses autels avant que le soleil eût son culte ; le jaguar fut le dieu des Païkicé, des Mondrucus, des Bouticoudos ; dans une grande partie des archipels de la mer du Sud, ainsi qu’à Madagascar et dans le Gange, le crocodile a reçu l’adoration des peuples ; les idoles des sauvages habitants de Rawack et de Waiggiou, avec leur gueule ouverte et leurs grands oncles crochus, nous disent assez qu’on leur rend un hommage de respect et d’amour, par le sang et le meurtre ; j’en dirai autant des îles Sandwich, ou des sacrifices humains étaient faits naguère encore, malgré nos fréquentes visites, aux idoles grossières et indécentes dont les moraï sont toujours décorés… Partout la peur, partout du fer et des tortures pour apaiser la colère du ciel… Hélas ! que de prêtres chez nous, terre de civilisation, semblent penser aussi que l’encens et les prières sont moins agréables à Dieu que les flagellations et les supplices ! Voici donc, puisque mon devoir veut que je vous en parle, quelques détails sur la cérémonie du passage de la ligne, ou, bon gré, mal gré, chacun de nous fut contraint de jouer un rôle.

Dès la veille, un bruit inaccoutumé, retentissant dans la batterie, nous disait que les héros de la fête savaient les us et coutumes des anciens. Les caronades résonnaient sous les coups précipités des marteaux qui façonnaient avec de la tôle les chaînes des diables, la couronne du monarque, son sceptre et son glaive sans fourreau. Les matelots-poëtes (et ils le sont tous plus ou moins) improvisaient des refrains joyeux et gaillards d’où les images grivoises étaient bannies avec mépris, comme ayant des délicatesses incomprises par eux. La poétique d’un équipage en goguette a un délire à part, une énergie exceptionnelle, sautant à pieds joints sur toutes les convenances, dédaignant les périphrases, appelant sans grimacer chaque chose par son nom, et traitant l’enfer et le ciel, Dieu et Lucifer, avec la même irrévérence et la même brutalité. Un recueil exact de chansons de matelots serait, je vous jure, une publication bien curieuse et bien instructive.