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souvenirs d’un aveugle.

— Rien n’est plus facile quand on ne porte pas de jupe. As-tu mangé du phoque et du pingouin ?

— Pas encore.

Tu en mangeras, je t’en réponds ; aiguise tes dents, et après cela, si le vent t’est favorable, si aucune roche ne t’arrête en route, si ton navire ne sombre pas au large et si tu ne crèves pas, tu reverras ton pays ; c’est moi qui te le dis.

— Je vous remercie de vos prédictions.

— Ce n’est pas encore tout ; il fait bien chaud.

— Ah ! c’est juste, j’oubliais… Vite une carafe d’eau filtrée à l’ambassadeur !

— Tu te fiches de moi !

— Alors du vin.

— Merci ! aujourd’hui je ne bois que de ce qui soûle.

— Voici une bouteille de rhum.

— C’est mieux ; mais on boîte avec une seule jambe, et il m’en faut deux.

— Les voici.

— C’est faire les choses en vrai gabier ; tu arriveras. Adieu, à bientôt.

Les fanfares recommencent, le courrier remonte triomphant vers la hune où l’attend le roi, entouré des meilleurs matelots ; et tandis que l’équipage impatient et joyeux se rue sur le pont, le nez au vent et l’oreille aux écoutes, maître Fouque fait tomber sur lui un déluge d’eau salée, faible prélude des ablutions plus complètes qui auront lieu le lendemain. Pour nous, gens à priviléges, placés au gaillard d’arrière, nous reçûmes sur les épaules une violente grêle de blé de Turquie et de pois chiches, qui, sans nous blesser, nous força à la retraite.

Mais le grand jour est arrivé, et de la batterie enjolivée monte par les écoutilles la mascarade la plus grotesque, la plus bizarre, la plus hideuse que jamais imagination de Callot eût pu jeter sur la toile. Les peaux de deux moutons écorchés la veille servent à vêtir le souverain ; son front est paré d’une couronne et son cou desséché est orné d’un double rang de pommes de terre taillées à facette. Son épouse, le plus laid des matelots de l’équipage, voile ses appas sous des jupes fabriquées à l’aide de cinq ou six mouchoirs de diverses couleurs. Deux melons inégaux que convoitent les yeux amoureux de l’époux monarque embellissent sa poitrine velue et ridée. Le chapeau tricorne de M. de Quélen, notre indulgent aumônier, coiffe le chef du notaire (je ne sais pourquoi il y a des notaires partout). Deux ânes portent le roi ; leur rôle a été vivement disputé, et on ne l’a obtenu qu’après avoir donné des preuves éclatantes de hautes capacités et d’entêtement. Lucifer, avec son bec fourchu, ses cornes aiguës et traînant de longues chaînes, est vigoureusement fustigé par une