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voyage autour du monde.

badine de trois pieds de long et de deux pouces de diamètre. Il feint de vouloir s’échapper, mais, épouvanté par l’eau sacrée dont l’inonde le prêtre, choisi parmi les moins sobres des matelots, il ronge ses fers, fait entendre d’horribles rugissements et pousse du pied la fille du monarque, qui se jette sur le sein de sa mère et le mord avec voracité. Huit soldats armés ferment le cortége, qui prend des bancs, des tabourets ou des fauteuils, selon la dignité de chaque personnage.

— Vous avez donc froid ? disions-nous à sa majesté La Ligne qui grelottait.

— Hélas ! non, répondait maître Fouque, j’étouffe, au contraire, sous cette épaisse fourrure, mais l’usage veut que je tremble, que je frissonne ; et mes gens sont tenus de m’imiter en tout point, sous peine d’être privés de leur emploi. C’est bête, j’en conviens, mais ainsi l’ont ordonné nos anciens, qui apparemment étaient plus frileux que nous.

Cependant le trône est occupé, les grands dignitaires prennent gravement leur place autour d’une énorme baille de combat sur le bord de laquelle est adaptée une planche à bascule où doit s’asseoir le patient. La liste de tout l’équipage est entre les mains du notaire, qui se lève et lit à haute voix les noms et prénoms de chacun de nous. Le premier appelé est notre commandant.

— Votre navire a-t-il déjà eu l’honneur de visiter notre royaume ? lui dit le monarque.

— Non.

— En ce cas, grenadiers, à vos fonctions !… À ces mots, quatre soldats armés de haches s’élancent sur le gaillard d’avant et font mine de vouloir abattre la poulaine à coups redoublés. Deux pièces d’or tombées dans un bassin placé sur une table arrêtent l’ardeur des assaillants, qui reprennent leur poste d’un air satisfait : ce diable de métal fait partout des prodiges. L’état-major est appelé nominativement, et chacun, à tour de rôle, se place à califourchon sur la planche à bascule qui domine l’énorme baille à demi-pleine d’eau salée. Là, on doit répondre d’une manière positive et sans hésiter à la formule suivante et sacramentelle, lue à haute voix par le notaire.

« Dans quelque circonstance que vous vous trouviez, jurez devant sa majesté La Ligne, de ne jamais faire la cour à la femme légitime d’un marin. » Le patient doit répondre Je le jure ! sous peine d’immersion, et jeter dans le bassin quelques pièces d’argent réservées, pour la première relâche, à un gala général où les rangs et les grades seront confondus. La décence (car il en faut même dans les choses les moins sérieuses), la décence ne permettait pas qu’un seul de nous reçut l’ablution totale ; on se contentait d’ouvrir une des manches de notre habit et d’y infiltrer quelques gouttes d’eau en prononçant les paroles d’usage : Je te baptise. Mais quand vint le tour des matelots, nul ne fut épargné.