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IV

EN MER.

Petit. — Marchais.

Pour être conséquent avec le programme que je me suis tracé, et puisqu’une brise régulière et monotone nous pousse à petites journées vers notre destination, puisque la mer tranquille et belle ne nous offre aucun de ces incidents pleins d’intérêt, qui surgissent, pour ainsi dire, à chaque pas dans les régions élevées, ou aux jours de tempêtes et de périls, permettez-moi de vous parler du bord, de notre équipage si actif, si brave, si tranché, mais surtout de deux de nos matelots, qui résument en eux seuls toutes les tristesses, toutes les alternatives, toutes les misères de la vie de mer. Ce ne sont pas là deux exceptions, mais bien deux sommités, et la philosophie et la morale peuvent puiser de précieux enseignements dans leur chaude carrière.

L’un s’appelle Marchais ; il vous dira, lui, comment sont bâtis les cachots et les prisons de toutes nos villes de relâche. Il sait mieux que personne au monde l’art d’improviser les querelles avec les gens les plus pacifiques ; les yeux fermés il vous mènera dans les cabarets de tous les lieux qu’il a visités ; il vous dira les noms et les prénoms des aubergistes, et surtout des servantes pour lesquelles il a eu, avec ou sans motif, mille combats à soutenir, mille blessures à cicatriser. Le bord, les prisons et le cabaret, c’est tout ce qu’il sait, c’est son monde, ce sont ses autels. Nul mieux que lui n’applique sur une joue maigre ou rebondie ce qu’il appelle une giroflée à cinq feuilles, et pas un Breton ou Normand ne lui donnerait de leçons sur l’art si noble et si distingué du bâton ou de la