Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.1.djvu/97

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
49
voyage autour du monde.

a levé la tête, comme pour nous indiquer la route de Rio, derrière lui, la terre que nous longeons à l’aide seulement de peu de voiles, est unie basse, sans aspérités, couverte d’une végétation vierge et gigantesque. Autour du bord, voltigent quelques oiseaux de terre, dont les ailes faibles et paresseuses n’osent pas s’éloigner du rivage. Ce sont toujours là des visiteurs bien reçus, bien fêtés, car ils apportent de bonnes nouvelles, du calme, du repos.

Pendant la nuit, nous avons viré de bord, malgré le présage d’un ciel protecteur ; et, au lever de l’aurore nous mettions le cap sur Rio-Janeiro, cité royale où nous laisserons bientôt tomber l’ancre pour la seconde fois.

Je dessine la côte : elle est partout d’une richesse merveilleuse, et je mets la dévotion du zèle à en reproduire le plus fidèlement possible les contours bizarres et variés. L’entrée nous est signalée par deux petites îles, dont l’une s’appelle île Ronde, sans doute parce qu’elle est carrée, et entre lesquelles tout navire peut hardiment prendre passage. Voici le pain de sucre, rapide, aigu, sans verdure ; c’est le pied d’un géant qui doit servir de point de mire aux navigateurs. La tête est là-bas, à l’ouest de la rade ; tête bien dessinée avec son front découvert, sa chevelure, vaste forêt ; son œil, grotte humide : son nez, pic osseux, et son menton déprimé : puis vient le cou figuré par une large vallée, puis les pectoraux dominant une roche taillée en forme d’épaule et de bras, puis l’abdomen, puis la cuisse, le genou, la jambe et enfin le pain de sucre, dessinant le pied : c’est un véritable géant couché sur le dos, plus ou moins allongé, selon la position du navire, mais toujours taillé comme l’eût fait un statuaire. Je ne saurais trop recommander aux capitaines la vue si heureuse et si singulière de cette chaîne de montagnes, afin qu’ils ne puissent pas manquer l’entrée de l’immense rade que le pied du géant leur indique d’une manière exacte et précise, mieux encore que ne le ferait un phare.

La joie est sur tous les visages, l’avidité dans tous les regards ; chacun est debout, curieux, attentif, excepté Petit et Marchais, assis sur la drôme et levant les épaules de pitié, à notre impatience et à nos cris d’admiration. Des nuées de papillons de mille couleurs se jouent parmi les cordages, luttent entre eux de variété, de coquetterie, résistent à la brise de mer qui les repousse, et pénètrent avec nous dans le golfe où ils viennent d’éclore. Ces nouveaux hôtes sont respectés comme les riches oiseaux de la veille, et nous saluons enfin, bord contre bord, cette terre du Brésil, dans laquelle l’Atlantique s’est ouvert un passage comme pour donner asile aux navires qu’elle vient de tourmenter.

Le goulet est bientôt franchi ; nous entrons dans la rade : quel ravissant spectacle ! Ni la superbe Gênes avec ses palais de marbre et ses jardins suspendus ; ni la riante Naples avec ses eaux limpides, son Vésuve et ses villas si fraîches ; ni Venise la riche avec son architecture mau-