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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/107

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voyage autour du monde.

langage vient encore me fournir un nouvel argument ? Ce n’est plus ici une musique suave comme celle du Tchamorre, ni la gravité espagnole, ni la douce mélodie des Carolins ; ce n’est pas non plus l’articulation éclatante des Malais ni le glapissement lugubre des Papous ; mais il tient un peu de ces divers dialectes, par cela seul qu’il diffère de tous. Le parler sandwichien est guttural et vibrant à la fois ; il va par saccades et par soubresauts. Avant de sortir, telle syllabe a l’air de prendre de l’élan, de se consulter, tandis que d’autres, poussées avec rapidité, partent et bruissent comme une détonation, ou plutôt comme un roulement de coups de fouet. Au surplus, je ne peux le comparer qu’aux grognements et aux aboiements d’une meute de chiens rongeant des os qu’on veut leur arracher.

Ce n’est pas tout, ce langage si bizarre, si lent et si rapide à la fois, offre des singularités plus étranges encore. Au gré des habitants, la plupart des lettres, ou plutôt la plupart des sons, ont le droit de se modifier, de changer, sans qu’on puisse en accuser le défaut d’organisation physique des hommes. Ainsi, l’on dit, selon le caprice, Riouriou, ou bien Ouriouriou, ou bien Liouliou, ou bien encore Liolio ; donc l’r se transforme en l et l’ou en o simple. On dit encore Cayakakooah, ou Tayatatooah et Koïaï, ou Toïaï. Le t et le k se chassent mutuellement l’un l’autre, selon le bon vouloir ou la fantaisie. À Kayakakooah, ou Tayatatooah, on nous parlait de Tamahamah ou de Kamahamah, ou plus souvent encore de Taméaméah, et ce qui ajoute à l’étrangeté sauvage du parler sandwichien, c’est qu’après chaque phrase ou chaque mot se terminant par un bruit aigu, on est forcé de faire sentir l’h par une aspiration très prononcée : ainsi l’on ne dit point Pa ou Mowna-ka, mais bien Pa-h et Mowna-h-kah, comme si, après avoir jeté au dehors l’h du mot, on voulait la ressaisir en aspirant.

Il faut bien que je vous dise toutes mes observations, puisque je m’y suis engagé dès mon début.

Et cette étrange cérémonie des sanglots et des larmes qui a lieu à la rencontre de deux amis, après quelques jours de séparation, cérémonie terminée si brusquement et si grotesquement par le rire, n’est-ce pas encore une fois la reproduction fidèle des colères des volcans, qui se calment sous le plus beau ciel des tropiques ?

Si chez les hommes le goût des dessins dont ils se bariolent le corps est général, chez les femmes de tout âge ces ornements sont une passion, une rage, une frénésie. On en voit dans toutes les demeures, sur toutes les places publiques, sur la plage, sous les bananiers, passer là des journées entières à cette opération, dont l’artiste ne semble pas se fatiguer plus que le personnage qui pose. Pour ces tatouages, dis-je, on adapte verticalement à une baguette longue de huit ou dix pouces un tout petit os formant trois pointes, ou les ongles aigus d’un oiseau qu’on rapproche