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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/109

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voyage autour du monde.

a le plus de crédit, ce sont les damiers, les éventails et les oiseaux, dont elles se parent les joues, le haut de la tête, les épaules et le sein. Elles affectionnent beaucoup aussi les cors de chasse, qu’elles se font dessiner sur le postérieur, et il est assez commun d’en trouver qui sont tatouées du sinciput, des mains, de la langue et de la plante des pieds.

Qu’on ne me dise plus que ces dessins sont des hiéroglyphes à l’aide desquels on conserve l’histoire particulière des individus et l’histoire générale des familles ; je puis à cet égard donner un formel démenti aux voyageurs qui ont rêvé cette fable ingénieuse, car à Kayakakooah, comme à Koïaï, j’étais continuellement occupé à faire des dessins sur les jambes, les cuisses, les épaules, la tête et le sein des femmes du peuple, des épouses du gouverneur et même des princesses, et je vous assure que je ne puisais mes inspirations que dans mon caprice ou dans mes études de collège. Ganymède et Mercure se pavanent aujourd’hui sur plus de vingt flancs sandwichiens ; le gladiateur orne une quarantaine de jeunes filles d’Owhyée, et j’ai, depuis mon retour, rencontré à Paris des navigateurs qui m’ont assuré que le succès de mes Vénus, de mes Apollons et de mes caricatures avait créé là-bas un grand nombre d’habiles artistes indigènes, ajoutant, au profit de mon amour-propre, que les damiers, les chèvres et les roues avaient beaucoup perdu de leur antique faveur depuis notre voyage. Les arts sont usurpateurs.

Mais les dessins ne sont pas les seules parures dont la coquetterie sandwichienne fasse usage ; et les trésors de la nature viennent encore en aide à leurs robustes appas. Nulle part au monde l’usage des colliers n’est plus généralement répandu. On fait des colliers en graines rouges ou vertes, on en fait en gazon, en folioles de latanier admirablement découpées, en fleurs, en fruits ; j’ai vu des colliers en jam-rosa, j’en ai vu en petits os et en cheveux passés dans un énorme morceau d’ivoire taillé en forme d’hameçon. Les colliers sont plus qu’une parure, ils sont une nécessité.

Après eux viennent les couronnes, et comme les fleurs sont fort rares à Owhyée, les coquettes sandwichiennes ont imaginé de saupoudrer de chaux vive, dès leur jeune àge, les cheveux qui touchent au front, de sorte qu’à douze ou quatorze ans, ces cheveux blanchis figurent, à quelques pas de distance, une couronne de lis d’un effet fort extraordinaire.

Mais ici encore il y a des priviléges à signaler. Les femmes des chefs seules ont le droit de se couronner, et malheur à la fille plébéienne qui oserait jeter sur sa tête une simple touffe de gazon imitant une couronne !

Indiquez-moi done des lieux où la parfaite égalité soit comprise et mise en pratique ! Il y en a pourtant : ce sont les cimetières, les moraïs de tous les pays du monde. Gloire, grandeur et faste au dehors, cela est