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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/333

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voyage autour du monde.

que je me suis senti plein d’admiration pour le décorateur et pour le patient.

Cet homme, ce chef, ce roi que j’ai dessiné au port Jackson, que j’ai suivi, étudié dans sa vie nomade de vingt-quatre heures, celui de qui je tiens, par M. Woltsoncraft, les détails que je vous donne, m’a toujours étonné et souvent effrayé. Il s’était aperçu que je suivais ses pas, et quoiqu’il en parût très-fàché aux premiers moments, il ne s’en inquiéta plus dans la suite, et se conduisit comme si je n’étais pas près de lui. Au surplus, je me hâte d’ajouter qu’il était entièrement nu, armé seulement d’un magnifique casse-tête en silex, emmanché de la façon la plus solide, et d’une autre pierre grise pendue à ses flancs et taillée en forme de spatule, et que moi, qui savais ce que j’avais à redouter de sa mauvaise humeur et de sa colère, je tenais cachés sous mon habit deux excellents pistolets et un bon poignard ; ce n’était pas trop, je vous l’atteste, pour imposer à un gaillard si admirablement charpenté et d’une taille de cinq pieds dix à onze pouces.

Ce chef s’appelait Bahabé, selon le dire d’un valet zélandais de M. Woltsoncraft qui nous avait servi d’interprète dans les diverses questions que nous lui adressâmes. Ce chef était renommé parmi les siens pour ses brigandages et ses assassinats. On le disait à haute voix à Sidney, on le croyait, on en était sûr, et Tahabé parcourait paisiblement les belles rues de la cité, où l’on ne faisait presque point attention à lui. Un navire anglais s’en était chargé ; la curiosité seule l’avait, disait-il, engagé à entreprendre ce petit voyage, et il attendait le départ d’un autre navire pour s’en retourner dans son pays : c’était peut-être une visite d’inspection pour des projets de conquête. La première fois que je me trouvai en face de cet homme aux formes athlétiques, à la démarche de souverain, au regard de vautour, je m’arrêtai frappé de stupéfaction. Je crois qu’il s’en aperçut, car il me sembla remarquer en lui un sourire d’ironie et un léger mouvement d’épaules par lequel on exprime partout le mépris. Je le suivis pourtant à une vingtaine de pas de distance, et je l’étudiai avec une de ces attentions religieuses qui ne laissent rien à faire à l’imagination. La morale aussi peut s’apprécier au compas.

Il sortit de la ville, je l’accompagnai encore, et dans la crainte qu’il ne s’aperçut de mon assiduité, j’ouvris mon calepin pour lui laisser croire que j’étais occupé à dessiner et non à épier ses démarches.

Il y avait là, sous une belle allée de chênes verts, une petite maisonnette charmante, close par une haie, derrière laquelle se pavanaient plusieurs coqs au milieu de leur docile sérail. Le Zélandais monta sur un banc après s’être emparé de deux pierres, visa un des volatiles, l’abattit du premier coup, sépara ou plutôt brisa de ses doigts nerveux deux planches de la haie, s’introduisit dans l’enclos, s’empara de la vic-