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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/334

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souvenirs d’un aveugle.

time, et sortit comme s’il avait fait la chose du monde la plus simple et la plus naturelle.

La tuerie, l’effraction et le vol achevés, le Zélandais s’achemina tranquillement vers une allée voisine que bordait la route, s’accroupit contre un trone, pluma à demi le coq si traîtreusement mis à mort, et le mangea tout cru. Cela fait, il essaya de s’endormir ; mais quelques instants après, ayant entendu un léger grignotement près de lui, il tourna la tête du côté d’où venait le bruit, vit un énorme rat qui cherchait sa pâture, détacha de ses flancs le casse-tête en forme de spatule, le lança d’un bras vigoureux contre l’animal rongeur et le tua sur la place. Puis il se leva, flaira sa seconde victime et la rejeta derrière lui à une très-grande distance.

J’avais cru remarquer que le chef tatoué, avant de dévorer le coq dont il ne restait plus que les dépouilles, avait prononcé quelques paroles à voix basse, ainsi qu’avant de jeter le gros rat ; mais je ne puis l’affirmer. À quel dieu de sang de pareils hommes pourraient-ils adresser leurs prières, et ces prières mêmes, les feraient-ils dans un autre moment que celui d’un pillage ou d’un massacre ?

Jusque-là les allures du roi sauvage avaient été lentes, mesurées, graves ; il y eut ici un moment d’irrésolution, après lequel, levant fièrement la tête et tournant deux ou trois fois ses talons, de chaque main il saisit un casse-tête, les frappa l’un contre l’autre à plusieurs reprises, poussa une sorte de grognement sourd et prolongé, et se mit à marcher à grands pas vers un petit bois encore à peu près vierge jeté au sud de Sidney ; il y pénétra, s’adossa un instant après contre un arbre et essaya de dormir, ce que je soupçonnai en lui voyant fermer les yeux.

Je m’approchai alors d’assez près pour le dessiner ; mais j’en étais à peine à moitié de mon travail qu’il rouvrit les yeux comme s’il s’était senti violemment heurté ; il m’aperçut, fronça le sourcil et vint à moi d’un air décidé.

J’eus un moment de frayeur ; mais je l’attendis pourtant en posant ma main droite sur la crosse d’un de mes pistolets de poche, tout prêt à répondre à son attaque ou même à la prévenir.

Je crois qu’il s’aperçut de ma défiance, car il posa ses armes à terre à quatre pieds de moi, se plaça en souriant à mon côté, s’appuya avec familiarité sur mon épaule, et me fit signe de lui montrer mon travail.

J’ouvris l’album, je lui fis voir des paysages qu’il ne comprit pas (c’était peut-être la faute de l’artiste), des figures au crayon dont il n’eut pas l’air de savoir ce qu’elles représentaient, mais il poussa une exclamation de plaisir et d’ironie très-facile à expliquer dès qu’il eut aperçu une figure coloriée d’un naturel de la Nouvelle-Galles du Sud, qu’il regarda longtemps avec des yeux où se peignaient le mépris et le dégoût. Pour me remercier de mon obligeance, il se plaça immobile devant moi