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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/335

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voyage autour du monde.

en paraissant m’inviter à achever mon travail commencé. Je n’eus garde de laisser échapper une si favorable occasion, et à force de regarder sa těte si horriblement balafrée, je vous jure que je lui trouvai le caractère le plus énergique. Quand il s’aperçut que j’avais fini, le roi alla reprendre à terre ses deux casse-tête, et sans me dire un seul mot, sans me faire un seul geste, il s’enfonça dans les bois, ne se donnant pas même la peine de regarder derrière lui pour s’assurer si je le suivais.

Je le suivis pourtant ; mais à peine eus-je fait quelques centaines de pas que je commençai à me repentir de mon imprudence : aux brusques mouvements qu’il fit en m’apercevant, je m’arrêtai tout court et me tins sur la défensive. Avec de pareils promeneurs il y a toujours péril à attaquer, car si vous manquez votre premier coup, ils ne manquent jamais ceux qu’ils portent, eux, et vous devez vous estimer fort heureux si vous en êtes quitte pour la fracture de quelque membre.

En arrivant en ma présence, le Zélandais, offensé de ma ténacité, qu’il aurait pu tout aussi bien prendre pour une courtoisie, m’adressa une harangue, fort énergique sans doute, pendant laquelle ses doigts se crispaient, ses dents claquaient avec violence, mais je ne compris à tout ce flux de paroles rien, sinon que je lui ferais grand plaisir de le laisser seul.

J’aime fort les bonnes et élégantes manières ; celles du roi zélandais me touchèrent profondément, et je me mis en devoir de prouver par une prompte retraite que je les avais parfaitement appréciées.

J’aurais pu, certes, me montrer rebelle à cette prière que je regardais comme un ordre, car mes pistolets et mon poignard étaient d’assez sûres sauvegardes ; mais, vainqueur ou vaincu, je n’aurais rien appris par cette lutte je rebroussai donc chemin comme un poltron que je n’étais point.

Cependant, honteux de mon obéissance, je résolus de revenir sur mes pas, de pénétrer de nouveau dans la forêt, de m’y promener, et, si je rencontrais le farouche Zélandais, de faire peu d’attention à lui et de poursuivre ma route. À tout événement, je visitai l’amorce de mes pistolets ; puis, selon mon habitude, après m’être donné du cœur par quelques injurieuses paroles que je m’adressai à haute voix, je me mis en marche. Au bout d’une demi-heure je vis en effet le roi debout, encore adossé contre un magnifique casuarina, et mâchant avec ardeur la chair sanguinolente d’un petit animal que je ne reconnus point, et qu’il avait sans doute tué d’un coup de pierre. Il poussa un second grognement plus retentissant que le premier, rejeta loin de lui les restes de son hideux repas et se dirigea hardiment de mon côté. Il fit halte, je lui adressai quelques paroles qu’il devait prendre pour des témoignages d’amitié, tant je mis de douceur à les prononcer ; mais comme le colosse sauvage n’en tenait nul compte et qu’il prenait en m’approchant une attitude