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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/45

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voyage autour du monde.

m’est pas étranger, et manœuvra cette roulante armée avec une justesse et une précision admirables ; c’était à qui d’entre nous lui témoignerait le plus d’amitié, à qui lui prodiguerait le plus de marques d’affection.

Mais ce qui prouve que ces hardis pilotes n’agissent point par routine, et que le calcul seul les guide, c’est qu’après nous avoir signalé un astre à l’aide d’un grain de maïs plus gros que les autres, en nous faisant entendre par des ft, ft, ft répétés, que c’était aussi le plus brillant, il se ravisa, et nous fit observer qu’il avait oublié Sirius, qu’il appela sœur de Canapus, sans doute afin de nous dire qu’elles étaient rivales de clarté.

— Mais, reprîmes-nous avec une curiosité inquiète, lorsque les nuages vous cachent les étoiles, comment retrouvez-vous votre route ?

— À l’aide des courants.

— Cependant les courants changent.

— Oui, selon les vents les plus constants, et alors nous étudions la fraîcheur de ceux-ci, qui nous indiquent d’où ils viennent.

— Nous ne comprenons pas fort bien ce que vous dites.

— Si nous étions en mer je vous le ferais comprendre.

— Vous avez une aiguille aimantée, une boussole ?

— Nous en avons une ou deux dans tout l’archipel, mais nous ne nous en servons pas.

— C’est cependant un guide infaillible.

— Nous sommes aussi infaillibles que cet instrument. La mer est notre élément ; nous vivons sur la mer et par la mer ; nos plus belles maisons sont nos pros-volants ; nous les poussons contre les lames les plus hautes, nous leur faisons franchir les récifs les plus serrés et les plus dangereux, et nous ne sommes gênés qu’en arrivant à terre.

La nuit était avancée ; le bon et aimable Carolin nous demanda la permission d’aller retrouver sa femme ; mais il ne partit pas sans avoir reçu de nous des témoignages d’une estime bien méritée.

Le lendemain de cette séance nautique et astronomique, nous fîmes de nouveau inviter le tamor si intelligent à une soirée chez le gouverneur, car nos investigations n’étaient point achevées. Il fut exact ; comme un bon bourgeois ; il s’assit familièrement auprès de nous, et parut flatté de notre empressement à le revoir.

C’est une chose bizarre, je vous assure, que l’entrée dans un salon d’un homme, d’un roi nu, absolument nu, alors que tout le monde est couvert de vêtements européens. Le voilà gai, sautillant, point gêné dans ses allures ! Il nous serre la main, il nous frappe sur l’épaule, il nous cajole ; il n’est pas chez vous ; c’est vous au contraire qu’on dirait être chez lui, et s’il s’apercevait d’un seul mouvement qui exprimât un sentiment de pitié ou de commisération, son orgueil d’homme libre se révolterait assez haut pour vous faire comprendre qu’il a droit d’être blessé de votre vanité.