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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/47

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voyage autour du monde.

motif de cette brusque interruption, il nous dit avec une tristesse mêlée d’effroi qu’à côté de Manille était une petite île nommée Yapa, peuplée d’hommes méchants, d’anthropophages ; qu’une de leurs embarcations était venue chez eux il y a déjà bien longtemps, qu’avec leurs pac (fusils) ils avaient tué bien du monde, et qu’ils s’étaient même emparés de femmes et d’enfants qu’ils avaient sans doute mangés. Comme nous avions peine à croire à la vérité de son récit, nous lui demandâmes encore s’il ne confondait pas, et s’il était bien sûr que ce fut d’Yapa qu’étaient venus ces hommes méchants.

— Si, si, nous répondit-il en serrant les poings comme pour exprimer une menace.

— N’avez-vous jamais été attaqués par des Papous ?

— Si, si, Papous méchants.

— Et par des Malais ?

— Si, si, Malais méchants ; mais jamais ils ne sont venus jusqu’à nous.

— Quand on vous attaque, comment vous défendez-vous ?

— Avec des pierres et des bâtons ; et puis nous nous jetons dans nos pros, nous prenons le large et nous prions les vents et les nuages de tuer nos ennemis.

— Croyez-vous que les vents et les nuages vous exaucent ?

— C’est sûr ; on n’a pas vu deux fois les mêmes hommes dans nos îles.

— Pourquoi vont-ils chez vous, puisque vous n’êtes pas riches ?

— Les vents les y portent.

— Vous voyez donc bien que les vents ne vous sont pas toujours secourables !

— Parce que nous ne l’avons pas tout à fait mérité. Quand nous avons été punis pour nos fautes, les méchants s’en retournent, et c’est alors sur eux que la colère de Dieu retombe.

— Vous pensez donc qu’on punit les bons par les méchants ?

— Ça est bien vrai ; les bons ne peuvent vouloir punir personne.

— Pas même les méchants ?

Le tamor réfléchit un instant et ne répondit pas.

— Y a-t-il chez vous des écoles publiques pour les garçons et pour les filles ?

— Au moins une dans chaque village.

— Qu’y apprend-on ?

— À prier, à faire des pagnes, à nouer des cordes, à les tresser, à construire des pros, des maisons, à connaître les étoiles et à naviguer.

— Quel est l’instituteur de toutes ces choses ?

— Presque toujours le plus vieux de l’endroit, qui en sait plus que tous les autres.

— Est-ce qu’on n’y montre pas aussi à lire et à écrire ?

— Non, cela n’est pas utile selon nous.