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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/52

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SOUVENIRS D’UN AVEUGLE

l’utilisa au profit de sa pudeur, et me remercia de ma générosité avec une affection toute pleine de confiance.

Plaignez ce peuple de sa détestable habitude de se percer les oreilles à l’aide d’un os de poisson, d’y suspendre un objet dont le poids augmente chaque jour, et de faire descendre le cartilage jusque sur les épaules. L’extravagance est de tous les pays.

Je fus un jour témoin d’un fait assez curieux et qui prouve combien, en certaines occasions, le respect des Carolins est grand pour les tamors qu’ils se sont donnés. Après un repas de fruits et de poissons fait sur le rivage, deux jeunes gens montèrent sur un cocotier et en descendirent des fruits. Arrivés au sol, il y eut altercation pour savoir à qui les ouvrirait ; des paroles on en vint aux menaces, des menaces on allait en venir aux coups, car la colère est une passion de tous les hommes. Plus les Carolins voulaient apaiser les deux adversaires, plus l’ardeur de ceux-ci, qui s’étaient armés de deux galets qu’ils brandissaient avec fureur, devenait violente. Tout à coup le tamor Sathoual, qui m’avait conduit à Tinian, arrive ; il voit de loin le combat près de s’engager, il pousse un cri, jette en l’air un bâton pareil à celui qu’il m’avait donné quelques jours auparavant ; aussitôt l’effervescence des deux Carolins se calme ; ils s’arrêtent comme frappés de la foudre, les pierres leur tombent des mains ; ils jettent l’un sur l’autre des regards de pardon, et s’embrassent avec une tendresse toute fraternelle.

Je remarquai encore que, pendant le repas, qui se continua sans qu’on reparlât de la scène si merveilleusement assoupie, les deux champions se servaient tour à tour et buvaient alternativement dans le même vase, quoiqu’ils en eussent plusieurs à leur service.

Une autre fois, un jeune Carolin s’étant enivré avec cette liqueur si capiteuse que les Mariannais tirent du coco, un de ses camarades le prit par le bras, le conduisit dans un lieu solitaire, sous un bouquet de bananiers, le posa doucement sur le gazon, le couvrit entièrement de larges feuilles, s’assit à côté, et ne quitta la place que lorsque son ami eut recouvré ses sens et sa raison. Tous deux ensuite se dirigèrent vers la mer, qui était fort houleuse, s’y précipitèrent, et, après une demi-heure d’exercice, ils regagnèrent le rivage, où ils prononcèrent accroupis, et avec leurs gestes accoutumés, les prières qu’ils ont l’habitude d’adresser aux nuages. Il y a à parier que c’était une invocation au ciel pour chasser la passion honteuse qui venait d’abrutir un homme. Au reste, après toutes ces cérémonies, dont le sens moral ne peut échapper à l’observateur attentif, c’étaient toujours des cris, des trépignements fiévreux, des chants monotones et de chauds frottements de nez, dont ils font usage en toutes circonstances. On dirait que la vie de ces braves insulaires est une caresse perpétuelle.

Deux enfants de six ans au plus se trouvaient parmi les Carolins ve-