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Page:Arago - Souvenirs d’un aveugle, nouv. éd.1840, t.2.djvu/61

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voyage autour du monde.

fend pas ; il contait de charmantes historiettes ; il fredonnait de juvéniles refrains et en écoutait même, sans avoir trop l’air de les entendre, de plus croustilleux, fidèlement gardés dans sa mondaine mémoire. Oh ! par exemple, il parlait marine comme un abbé ; c’est encore une justice à lui rendre. L’art nautique, c’était pour lui du syriaque, du persan, de l’algonquin. Il n’écrivait rien, ne s’occupait de rien ; il regardait couler le flot. À table, le verre de rhum ne l’effrayait pas plus que la bouteille de bordeaux ; il portait la voile aussi bien que Vial ou Marchais lui-même. Eh bien l’abbé de Quélen, homme instruit et tolérant, ecclésiastique sans petitesse et sans préjugés, assez bon vivant au total, quoique vivant fort mal avec nous (médisance à part), était un fort mauvais choix pour notre expédition ; aussi ne tarda-t-il pas à le sentir lui-même, puisqu’il voulut débarquer au Brésil, et qu’il ne retourna à bord qu’après avoir obtenu une chambre moins étouffée que celle qu’on lui avait allouée en partant, et dans laquelle notre pauvre ami avait déjà perdu le tiers de son embonpoint.

La messe se disait presque toujours dans la batterie ; un domestique du commandant la servait avec une dévotion exemplaire, et, de temps en temps, recueilli comme un saint apôtre, notre capitaine s’approchait de la table sainte et communiait en compagnie de sa dévote épouse.

Hélas ! il m’en coûte de le dire, mais de si nobles modèles ne trouvèrent point d’imitateurs, et l’abbé de Quélen ne compta à bord de l’Uranie que fort peu de brebis ramenées au bercail, tant les loups faisaient bonne garde.

Je vous dirai le baptême du premier ministre d’Ouriouriou, en face de Koïaï. Ce fut une cérémonie un peu grotesque, une sorte de mascarade ; mais enfin nous donnâmes une âme au ciel, et il y a bien des consolations dans cette pensée.

Telle ne fut pas cependant la première messe dite aux Malouines, sur cette terre de misère et de deuil, où nous laissâmes notre belle corvette incrustée dans les rochers du rivage. Le spectacle fut imposant, je vous l’atteste, et chacun de nous en gardera longtemps la mémoire.

Nous venions d’échapper miraculeusement à une mort presque certaine ; les débris du navire échoué flottaient çà et là sur la rade ; nos malles brisées, quelques voiles, plusieurs centaines de biscuits gisaient sur la plage. Une pluie fine, froide, un sol sans verdure ; la crainte du présent, qui se dressait avec toutes ses misères ; l’avenir qui s’ouvrait avec toutes ses privations, loin de toute terre hospitalière, sous un ciel rigoureux, à près de quatre mille lieues de sa patrie, oh ! tout cela avait une teinte de tristesse qui aurait brisé des âmes moins éprouvées que les nôtres. Mais tout cela était solennel et lugubre à la fois.

L’autel fut dressé au pied d’un monticule de sable ; l’image de la Vierge, les habits du prêtre et les ornements sacrés avaient échappé au naufrage.