Page:Armaingaud - La Boétie, Montaigne et le Contr’un - Réponse à M. P. Bonnefon.djvu/25

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ignorer qu’il s’est énergiquement refusé aux quelques concessions que ses juges, pour le sauver, le pressaient de consentir. En vain M. Bonnefon pense-t-il détruire l’effet de cette remarque, en disant qu’il n’a « jamais pensé ni écrit que le Contr’un fût l’écho fidèle de l’enseignement des idées propres d’Anne Dubourg » ; car s’il n’a pas prononcé textuellement ces paroles (et je ne les lui ni pas attribuées) il a dit (ce qui est la même chose), que le Contr’un a pu être inspiré par Dubourg, et qu’il faut peut-être y voir « l’écho prolongé jusqu’à nous de son enseignement[1] ».

Bien qu’il se défende, dans tout le cours de son article, d’envisager l’hypothèse des remaniements, M. Bonnefon y revient cependant parce qu’il pense être en possession d’une objection très convaincante. À celui qui avait exposé d’une façon si entraînante les horreurs de la tyrannie, il fallait, pense-t-il, « beaucoup d’illusion et de naïveté » ; pour ne pas conclure au tyrannicide et c’est la preuve que nous avons à faire, non pas à un homme d’expérience comme Montaigne, mais à La Boëtie, en sa première jeunesse.

M. Bonnefon se serait épargné le désagrément d’une singulière méprise, s’il avait lu plus attentivement le texte même sur lequel nous discutons.

La provocation au tyrannicide, loin d’être absente du Contr’un s’y trouve, non pas une fois, mais deux fois. L’auteur proclame le meurtre du tyran légitime et glorieux ; il loue éloquemment le jeune Caton demandant un poignard pour tuer Sylla ; et voulant faire comprendre ce que doivent faire « au milieu d’un peuple qui a perdu ou même qui n’a jamais connu la liberté, ceux qui « mieux nays que les autres, ne s’apprivoisent jamais à la subjection », il cite, en les glorifiant, les exemples d’Harmodius et Aristogiton, de Thrasybule, de Brutus et de Dion, qui ont tous « vertueusement pensé à délivrer leur patrie et qui l’exécutèrent heureusement » ; en un tel cas, « quasi jamais bon vouloir ne défaut à la fortune »[2]. La conclusion, réclamée par M. Bonnefon, est donc dans Le Contr’un, mais, au lieu d’arriver comme couronnement du Discours, elle est introduite dans le cours du développement, et pour ceux qui ont beaucoup pratiqué Montaigne, ce sera une forte présomption en faveur de ma thèse, car telle est son habituelle manière de procéder. Quand, dans les Essais, il veut amener le lecteur à partager une de ses idées maîtresses, il ne la cristallise pas en conclusion, à la fin du chapitre ; il la jette au milieu d’incidences, d’anec-

  1. P. Bonnefon, Montaigne et ses amis, I, pages 69-71.
  2. Paul Bonnefon, Œuvres de la Boëtie, pages 30, 31, 32.