Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/102

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veulent commander à des hommes et non à des automates, et leur plaisir consiste dans la vue des mouvements de crainte, d’estime et d’admiration qu’ils excitent dans les autres[1].

C’est ce qui fait voir que l’idée qui les occupe est aussi vaine et aussi peu solide que celle de ceux qu’on appelle proprement hommes vains, qui sont ceux qui se repaissent de louanges, d’acclamations, d’éloges, de titres et des autres choses de cette nature. La seule chose qui les en distingue est la différence des mouvements et des jugements qu’ils se plaisent d’exciter ; car, au lieu que les hommes vains ont pour but d’exciter des mouvements d’amour et d’estime pour leur science, leur éloquence, leur esprit, leur adresse, leur bonté, les ambitieux veulent exciter des mouvements de terreur, de respect et d’abaissement sous leur grandeur, et des idées conformes à ces jugements par lesquels on les regarde comme terribles, élevés, puissants. Ainsi les uns et les autres mettent leur bonheur dans les pensées d’autrui ; mais les uns choisissent certaines pensées, et les autres d’autres.

Il n’y a rien de plus ordinaire que de voir ces vains fantômes, composés de faux jugements des hommes, donner le branle aux plus grandes entreprises, et servir de principal objet à toute la conduite de la vie des hommes.

Cette valeur, si estimée dans le monde, qui fait que ceux qui passent pour braves se précipitent sans crainte dans les plus grands dangers, n’est souvent qu’un effet de l’application de leur esprit à ces images vides et creuses qui le remplissent. Peu de personnes méprisent sérieusement la vie ; et ceux qui semblent affronter la mort avec tant de hardiesse à une brèche ou dans une bataille tremblent comme les autres, et souvent plus que les autres, lorsqu’elle les attaque dans leur lit. Mais ce qui produit la générosité qu’ils font paraître en quelques rencontres, c’est qu’ils envisagent, d’une part, les railleries que l’on fait des lâches et, de l’autre, les louanges

  1. Ces pensées fines font reconnaître, dans ce chapitre, la main de Nicole.