Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/101

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les autres ont pour eux les mêmes mouvements d’estime et d’admiration ; de sorte que l’on considère leur état, non-seulement environné de toute la pompe et de toutes les commodités qui y sont jointes, mais aussi de tous ces jugements avantageux que l’on forme des riches, et que l’on connaît par les discours ordinaires des hommes et par sa propre expérience.

C’est proprement ce fantôme[1], composé de tous les admirateurs des riches et des grands, que l’on conçoit environner leur trône, et les regarder avec des sentiments intérieurs de crainte, de respect et d’abaissement, qui fait l’idole des ambitieux, pour lequel ils travaillent toute leur vie et s’exposent à tant de dangers.

Et pour montrer que c’est ce qu’ils recherchent et qu’ils adorent, il ne faut pas que considérer que, s’il n’y avait au monde qu’un homme qui pensât, et que tout le reste de ceux qui auraient la figure humaine ne fussent que des statues automates, et que de plus ce seul homme raisonnable, sachant parfaitement que toutes ces statues qui lui ressembleraient extérieurement seraient entièrement privées de raison et de pensée, sût néanmoins le secret de les remuer par quelques ressorts, et d’en tirer tous les services que nous tirons des hommes, on peut bien croire qu’il se divertirait quelquefois aux divers mouvements qu’il imprimerait à ces statues ; mais certainement il ne mettrait jamais son plaisir et sa gloire dans les respects extérieurs qu’il se ferait rendre par elles ; il ne serait jamais flatté de leurs révérences, et même il s’en lasserait aussitôt que l’on se lasse des marionnettes ; de sorte qu’il se contenterait ordinairement d’en tirer les services qui lui seraient nécessaires, sans se soucier d’en amasser un plus grand nombre que ce qu’il en aurait besoin pour son usage.

Ce n’est donc pas les simples effets extérieurs de l’obéissance des hommes, séparés de la vue de leurs pensées, qui sont l’objet de l’amour des ambitieux ; ils

  1. Mot emprunté peut-être à Bacon, dont Arnauld avait lu les ouvrages. Bacon appelle les erreurs des idola, des fantômes.