Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/106

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rement ridicule : car on peut bien dire qu’un homme a été heureux jusqu’à un certain moment ; mais, pour le moment suivant, il n’y a nulle probabilité plus grande qu’il le soit que ceux qui ont été les plus malheureux.

Ainsi, l’esprit de ceux qui n’aiment que le monde n’a pour objet en effet que de vains fantômes qui l’amusent et l’occupent misérablement, et ceux qui passent pour les plus sages ne se repaissent, aussi bien que les autres, que d’illusions et de songes. Il n’y a que ceux qui rapportent leur vie et leurs actions aux choses éternelles que l’on puisse dire avoir un objet solide, réel et subsistant, étant vrai à l’égard de tous les autres qu’ils aiment la vanité et le néant, et qu’ils courent après la fausseté et le mensonge.


CHAPITRE XI

D’une autre cause qui met de la confusion dans nos pensées et dans nos discours, qui est que nous les attachons à des mots.


Nous avons déjà dit que la nécessité que nous avons d’user de signes extérieurs pour nous faire entendre fait que nous attachons tellement nos idées aux mots, que souvent nous considérons plus les mots que les choses[1]. Or, c’est une des causes les plus ordinaires de la confusion de nos pensées et de nos discours.

Car il faut remarquer que, quoique les hommes aient souvent de différentes idées des mêmes choses, ils se servent néanmoins des mêmes mots pour les exprimer, comme l’idée qu’un philosophe païen a de la vertu n’est pas la même que celle qu’en a un théologien, et néanmoins chacun exprime son idée par le même mot de vertu.

De plus, les mêmes hommes en différents âges ont considéré les mêmes choses en des manières très-différentes, et néanmoins ils ont toujours rassemblé toutes

  1. Ce sont les idola fori de Bacon.