Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/107

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ces idées sous un même nom : ce qui fait que, prononçant ce mot, ou l’entendant prononcer, on se brouille facilement, le prenant tantôt selon une idée, tantôt selon l’autre. Par exemple, l’homme ayant reconnu qu’il y avait en lui quelque chose, quoi que ce fût, qui faisait qu’il se nourrissait et qu’il croissait, a appelé cela âme, et a étendu cette idée à ce qui est de semblable, non-seulement dans les animaux, mais même dans les plantes, et, ayant vu encore qu’il pensait, il a encore appelé du nom d’âme ce qui était en lui le principe de la pensée : d’où il est arrivé que, par cette ressemblance de nom, il a pris pour la même chose ce qui pensait et ce qui faisait que le corps se nourrissait et croissait. De même on a étendu également le mot de vie à ce qui est cause des opérations des animaux et à ce qui nous fait penser, qui sont deux choses absolument différentes[1].

Il y a de même beaucoup d’équivoques dans les mots de sens et de sentiments, lors même qu’on ne prend ces mots que pour quelqu’un des cinq sens corporels ; car il se passe ordinairement trois choses en nous lorsque nous usons de nos sens, comme lorsque nous voyons quelque chose : la première est qu’il se fait certains mouvements dans les organes corporels, comme dans l’œil et dans le cerveau ; la seconde, que ces mouvements donnent occasion à notre âme de concevoir quelque chose, comme lorsque ensuite du mouvement qui se fait dans notre œil par la réflexion de la lumière dans des gouttes de pluie opposées au soleil, elle a des idées du rouge, du bleu et de l’orangé ; la troisième est le jugement que nous faisons de ce que nous voyons, comme de l’arc-en-ciel, à

  1. « Un abus général mais peu remarqué, c’est que les hommes, ayant attaché certaines idées à certains mots par un long usage, s’imaginent que cette connexion est manifeste et que tout le monde en convient. D’où vient qu’ils trouvent fort étrange, quand on leur demande la signification des mots qu’ils emploient, lors même que cela est absolument nécessaire. Il y a peu de gens qui ne le prissent pour un affront, si on leur demandait ce qu’ils entendent en parlant de la vie. Cependant l’idée vague qu’ils en peuvent avoir ne suffit pas lorsqu’il s’agit de savoir si une plante, qui est déjà formée dans la semence, a vie, ou un poulet qui est dans un œuf qui n’a pas encore été couvé, ou bien un homme en défaillance sans sentiment ni mouvement. » Leibnitz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, liv. III, ch. X.