Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/109

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dans l’organe corporel, ni dans la seule perception de notre âme, qui n’est qu’une simple appréhension ; mais que toute l’erreur ne vient que de ce que nous jugeons mal[1], en concluant, par exemple, que le soleil n’a que deux pieds de diamètre, parce que sa grande distance fait que l’image qui s’en forme au fond de notre œil est à peu près de la même grandeur que celle qu’y formerait un objet de deux pieds à une certaine distance plus proportionnée à notre manière ordinaire de voir. Mais, parce que nous avons fait ce jugement dès l’enfance, et que nous y sommes tellement accoutumés qu’il se fait au même instant que nous voyons le soleil, sans presque aucune réflexion[2], nous l’attribuons à la vue, et nous disons que nous voyons les objets petits ou grands, selon qu’ils sont plus proches ou éloignés de nous, quoique ce soit notre esprit, et non notre œil, qui juge de leur petitesse et de leur grandeur.

Toutes les langues sont pleines d’une infinité de mots semblables, qui, n’ayant qu’un même son, sont néanmoins signes d’idée entièrement différentes.

Mais il faut remarquer que quand un nom équivoque signifie deux choses qui n’ont nul rapport entre elles, et que les hommes n’ont jamais confondues dans leur pensée, il est presque impossible alors qu’on s’y trompe, et qu’il soit cause d’aucune erreur ; comme on ne se trompera pas, si l’on a un peu de sens commun, par l’équivoque du mot bélier, qui signifie un animal et un signe du zodiaque. Au lieu que quand l’équivoque est venue de l’erreur même des hommes, qui ont confondu par méprise des idées différentes, comme dans le mot d’âme, il est difficile de s’en détromper, parce qu’on suppose que ceux qui se sont les premiers servis de ces mots les ont bien

  1. « À proprement parler, dit Bossuet, il n’y a point d’erreur dans le sens, qui fait toujours ce qu’il doit, puisqu’il est fait pour opérer selon les dispositions non-seulement des objets, mais des organes. C’est à l’entendement, qui doit juger des organes mêmes, à tirer des sensations les conséquences nécessaires ; et s’il se laisse surprendre, c’est lui qui se trompe. »
  2. La psychologie moderne confirme de plus en plus ces vues des Cartésiens et montre qu’il y a du raisonnement jusque dans les perceptions qui semblent les plus instantanées.