Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/122

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se faire entendre, il ignorait une partie de l’usage de la voix, le ton signifiant souvent autant que les paroles mêmes. Il y a voix pour instruire, voix pour flatter, voix pour reprendre ; souvent on ne veut pas seulement qu’elle arrive jusqu’aux oreilles de celui à qui l’on parle, mais on veut qu’elle le frappe et qu’elle le perce ; et personne ne trouverait bon qu’un laquais, que l’on reprend un peu fortement, répondît : Monsieur, parlez plus bas, je vous entends bien ; parce que le ton fait partie de la réprimande, et est nécessaire pour former dans l’esprit l’idée que l’on veut y imprimer.

Mais quelquefois ces idées accessoires sont attachées aux mots mêmes, parce qu’elles s’excitent ordinairement par tous ceux qui les prononcent ; et c’est ce qui fait qu’entre des expressions qui semblent signifier la même chose, les unes sont injurieuses, les autres douces ; les unes modestes, les autres impudentes ; les unes honnêtes, et les autres déshonnêtes ; parce qu’outre cette idée principale en quoi elles conviennent, les hommes y ont attaché d’autres idées, qui sont cause de cette diversité[1].

Cette remarque peut servir à découvrir une injustice assez ordinaire à ceux qui se plaignent des reproches qu’on leur a faits, qui est de changer les substantifs en adjectifs ; de sorte que, si on les a accusés d’ignorance ou d’imposture, ils disent qu’on les a appelés ignorants ou imposteurs ; ce qui n’est pas raisonnable, ces mots ne signifiant pas la même chose : car les mots adjectifs d’ignorant ou imposteur, outre la signification du défaut qu’ils marquent, enferment encore l’idée du mépris ; au lieu que ceux d’ignorance et d’imposture marquent la chose telle qu’elle est, sans l’aigrir ni l’adoucir. L’on en pourrait trouver d’autres qui signifieraient la même chose d’une manière qui enfermerait de plus une idée adoucissante et qui témoignerait qu’on désire épargner celui à qui l’on fait ces reproches ; et ce sont ces manières que choisissent les personnes sages et modérées,

  1. On sait l’importance que l’école anglaise attache, avec raison, à l’association des idées, dont Arnauld donne ici d’ingénieux exemples.