Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/126

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

exprime honnêtement des actions qui, quoique légitimes, tiennent quelque chose de la corruption de la nature ; car ces tours sont en effet honnêtes, parce qu’ils n’expriment pas simplement ces choses, mais aussi la disposition de celui qui en parle de cette sorte, et qui témoigne par sa retenue qu’il les envisage avec peine et qu’il les couvre autant qu’il peut, et aux autres et à soi-même ; au lieu que ceux qui en parleraient d’une autre manière feraient paraître qu’ils prendraient plaisir à regarder ces sortes d’objets ; et ce plaisir étant infâme, il n’est pas étrange que les mots qui impriment cette idée soient estimés contraires à l’honnêteté[1].

C’est pourquoi il arrive aussi qu’un même mot est estimé honnête en un temps et honteux en un autre, ce qui a obligé les docteurs hébreux de substituer en certains endroits de la Bible des mots hébreux à la marge, pour être prononcés par ceux qui la liraient, au lieu de ceux dont l’Écriture se sert ; car cela vient de ce que ces mots, lorsque les prophètes s’en sont servis, n’étaient point déshonnêtes, parce qu’ils étaient liés avec quelque idée qui faisait regarder ces objets avec retenue et avec peur ; mais depuis, cette idée en ayant été séparée, et l’usage y en ayant joint une autre d’impudence et d’effronterie, ils sont devenus honteux ; et c’est avec raison que, pour ne pas frapper l’esprit de cette mauvaise idée, les rabbins veulent qu’on en prononce d’autres en lisant la Bible, quoiqu’ils n’en changent pas pour cela le texte.

Ainsi c’était une mauvaise défense à un auteur que la profession religieuse obligeait à une exacte modestie, et à qui on avait reproché avec raison de s’être servi d’un mot peu honnête pour signifier un lieu infâme, d’alléguer que les Pères n’avaient pas fait difficulté de se servir de celui de lupanar, et qu’on trouvait souvent dans leurs écrits les mots de meretrix, de leno, et d’autres qu’on aurait peine à souffrir en notre langue ; car la liberté avec laquelle les Pères se sont servis de ces mots devait lui

  1. L’école anglaise expliquerait ces différents faits par les lois de l’association des idées.