Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/155

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trompe en cela, je crois qu’on a raison de trouver qu’il y aurait de la fausseté dans ces propositions incidentes, comme si on disait : Les esprits qui sont carrés sont plus solides que ceux qui sont ronds, l’idée de carré et de rond étant incompatible avec l’idée d’esprit pris pour le principe de la pensée, j’estime que ces propositions incidentes devraient pour fausses.

Et l’on peut même dire que c’est de là que naissent la plupart de nos erreurs : car ayant l’idée d’une chose, nous y joignons souvent une autre idée incompatible, quoique par erreur nous l’ayons crue compatible, ce qui fait que nous attribuons à cette même idée ce qui ne peut lui convenir.

Ainsi, trouvant en nous-mêmes deux idées, celle de la substance qui pense, et celle de la substance étendue, il arrive souvent que, lorsque nous considérons notre âme, qui est la substance qui pense, nous y mêlons insensiblement quelque chose de la substance étendue, comme quand nous nous imaginons qu’il faut que notre âme remplisse un lieu, ainsi que le remplit un corps, et qu’elle ne le serait point, si elle n’était nulle part, qui sont des choses qui ne conviennent qu’au corps ; et c’est de là qu’est née l’erreur impie de ceux qui croient l’âme mortelle. On peut voir un excellent discours de saint Augustin sur ce sujet, dans le livre X de la Trinité, où il montre qu’il n’y a rien de plus facile à connaître que la nature de notre âme ; mais que ce qui brouille les hommes est que voulant la connaître, ils ne se content de ce qu’ils en connaissent sans peine, qui est que c’est une substance qui pense, qui veut, qui doute, qui sait ; mais ils joignent à ce qu’elle est ce qu’elle n’est pas, se la voulant imaginer sous quelques-uns de ces fantômes sous lesquels ils ont accoutumé de concevoir les choses corporelles.

Quand d’autre part nous considérons les corps, nous avons bien de la peine à nous empêcher d’y mêler quelque chose de l’idée de la substance qui pense ; ce qui nous fait dire des corps pesants, qu’ils veulent aller au centre ; des plantes, qu’elles cherchent des aliments qui leur sont propres ; des crises d’une maladie, que c’est la nature qui s’est voulu décharger de ce qui lui nuisait ; et de mille autres choses, surtout dans nos corps, que la nature veut faire ceci ou cela, quoique nous soyons bien assurés que nous ne l’avons pas voulu, n’y ayant pensé en aucune sorte, et qu’il soit ridicule de s’imaginer qu’il y ait en nous quelque autre chose que nous-même qui connaisse ce qui nous est propre ou nuisible, qui cherche l’un et qui fuie l’autre.

Je crois que c’est encore à ce mélange d’idées incompatibles qu’on doit attribuer tous les murmures que les hommes font contre Dieu ; car il serait impossible de murmurer contre Dieu, si on le concevait véritablement selon ce qu’il est, tout-puissant, tout sage et tout bon ; mais les méchants, le concevant comme tout-puissant et comme le maître souverain de tout le monde, lui attribuent tous les malheurs qui leur arrivent, en quoi ils ont raison ; et parce qu’en même temps ils le conçoivent cruel et injuste, ce qui est incompatible avec sa bonté, ils s’emportent contre lui, comme s’il avait eu tort de leur envoyer les maux qu’ils souffrent.