Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/294

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queue d’un philosophe à la tête et au corps d’un homme perdu, ni que ce chétif bout [de vie[1]] eût à désavouer et à démentir la plus belle, entière et longue partie de ma vie. Si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu : ni je ne plains point le passé, ni je ne crains point l’avenir. » Paroles horribles, et qui marquent une extinction entière de tout sentiment de religion ; mais qui sont dignes de celui qui parle ainsi en un autre endroit : « Je me plonge la tête baissée stupidement dans la mort, sans la considérer et reconnaître, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m’engloutit tout d’un coup et m’étouffe en un moment, plein d’un puissant sommeil, plein d’insipidité et d’indolence[2]. » Et en un autre endroit : « La mort, qui n’est qu’un quart d’heure de passion, sans conséquence et sans nuisance, ne mérite pas des préceptes particuliers. »

Quoique cette digression semble assez éloignée de ce sujet, elle y rentre néanmoins, par cette raison qu’il n’y a point de livre qui inspire davantage cette mauvaise coutume de parler de soi, de s’occuper de soi, de vouloir que les autres s’y occupent ; ce qui corrompt étrangement la raison, et dans nous, par la vanité qui accompagne toujours ces discours, et dans les autres, par le dépit et l’aversion qu’ils en conçoivent. Il n’est permis de parler de soi-même qu’aux personnes d’une vertu éminente, et qui témoignent par la manière avec laquelle elles le font, que si elles publient leurs bonnes actions, ce n’est que pour exciter les autres à en louer Dieu ou pour les édifier ; et si elles publient leurs fautes, ce n’est que pour s’en humilier devant les hommes, et pour les en détourner : mais pour les personnes du commun, c’est une vanité ridicule de vouloir informer les autres de leurs petits avantages ; et c’est une effronterie punissable que de découvrir leurs

  1. Les mots de vie ne sont pas dans le texte de Montaigne.
  2. Voici le véritable texte de Montaigne. « Il m’advient souvent d’imaginer avec quelque plaisir les dangers mortels et les attendre… Je me plonge la tête baissée stupidement dans la mort, sans la considérer et reconnaître, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m’engloutit d’un saut et m’accable en un instant d’un puissant sommeil plein d’insipidité et d’indolence. » Liv. III, ch. ix.