Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/295

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désordres au monde, sans témoigner d’en être touchés, puisque le dernier excès de l’abandonnement dans le vice est de n’en point rougir, et de n’en avoir ni confusion ni repentir, mais d’en parler indifféremment comme de toute autre chose : en quoi consiste proprement l’esprit de Montaigne[1].

VII. On peut distinguer, en quelque sorte, de la contradiction maligne et envieuse une autre sorte d’humeur moins mauvaise, mais qui engage dans les mêmes fautes de raisonnement : c’est l’esprit de dispute, qui est encore un défaut qui gâte beaucoup l’esprit.

Ce n’est pas qu’on puisse blâmer généralement les disputes : on peut dire, au contraire, que pourvu qu’on en use bien, il n’y a rien qui serve davantage à donner diverses ouvertures, ou pour trouver la vérité, ou pour la persuader aux autres. Le mouvement d’un esprit qui s’occupe seul à l’examen de quelque matière est d’ordinaire trop froid et trop languissant ; il a besoin d’une certaine chaleur qui l’excite et qui réveille ses idées ; et c’est d’ordinaire par les diverses oppositions qu’on nous fait que l’on découvre où consiste la difficulté de la persuasion et l’obscurité, ce qui nous donne lieu de faire effort pour vaincre.

Mais il est vrai qu’autant cet exercice est utile, lorsque l’on en use comme il faut, et avec un entier dégagement de passion, autant est-il dangereux lorsqu’on en use mal, et que l’on met sa gloire à soutenir son sentiment à quelque prix que ce soit et à contredire celui des autres. Rien n’est plus capable de nous éloigner de la vérité, et de nous jeter dans l’égarement, que cette sorte d’humeur. On s’accoutume sans qu’on s’en aperçoive, à trouver raison partout, et à se mettre au-dessus des raisons, en ne

  1. « Deux écrivains dans leurs ouvrages ont blâmé Montaigne, que je ne crois pas, aussi bien qu’eux, exempt de toute sorte de blâme : il paraît que tous deux ne l’ont estimé en aucune manière. L’un (Nicole) ne pensait pas assez pour goûter un auteur qui pense beaucoup ; l’autre (Malebranche), pense trop subtilement pour s’accommoder des pensées qui sont naturelles. » La Bruyère, Caractères, I, 3. Comparer l’Entretien de Pascal avec M. de Sacy sur Épictète et Montaigne.