Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/299

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ploie toutes sortes d’arguments bons ou mauvais, afin qu’il y en ait pour tout le monde ; et l’on passe quelquefois jusqu’à dire des choses qu’on sait bien être absolument fausses, pourvu qu’elles servent à la fin qu’on se propose. En voici quelques exemples.

Une personne intelligente ne soupçonnera jamais Montaigne d’avoir cru toutes les rêveries de l’astrologie judiciaire ; cependant quand il en a besoin pour rabaisser sottement les hommes, il les emploie comme de bonnes raisons. « À considérer, dit-il, la domination et puissance que ces corps-là ont non-seulement sur nos vies et conditions de notre fortune, mais sur nos inclinations mêmes, qu’ils régissent, poussent et agitent à la merci de leurs influences, pourquoi les priverions-nous d’âme, de vie et discours ? »

Veut-il détruire l’avantage que les hommes ont sur les bêtes par le commerce de la parole, il nous rapporte des contes ridicules et dont il connaît l’extravagance mieux que personne, et en tire des conclusions plus ridicules. « Il y en a, dit-il, qui se sont vantés d’entendre le langage des bêtes, comme Apollonius Tyanéus[1], Mélampus[2], Tirésias[3], Thalès, et autres ; et puisqu’il est ainsi, comme disent les cosmographes, qu’il y a des nations qui reçoivent un chien pour roi, il faut bien qu’ils donnent certaine interprétation à sa voix et à ses mouvements. »

L’on conclura, par cette raison, que quand Caligula fit son cheval consul, il fallait bien que l’on entendît les ordres qu’il donnait dans l’exercice de cette charge ; mais on aurait tort d’accuser Montaigne de cette mauvaise conséquence : son dessein n’était pas de parler raisonnablement, mais de faire un amas confus de tout ce qu’on peut dire contre les hommes ; ce qui est néanmoins un vice très-contraire à la justesse de l’esprit et à la sincérité d’un homme de bien.

  1. Philosophe pythagoricien et thaumaturge qui se brûla lui-même sur un bûcher l’an 97 ap. J.-C.
  2. Mélampus, cité par Hésiode en plusieurs endroits, était un ancien médecin, fils d’un roi de Pylos.
  3. C’est le devin qui joue un rôle dans la tragédie d’Œdipe.