Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/313

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autres. Cependant il arrive souvent le contraire, et plusieurs estiment qu’il est plus sûr de suivre dans ces choses mêmes le sentiment des plus gens de bien.

Cela vient en partie de ce que ces avantages d’esprit ne sont pas si sensibles que le règlement extérieur qui paraît dans les personnes de piété, et en partie aussi de ce que les hommes n’aiment point à faire de distinction ; le discernement les embarrasse : ils veulent tout ou rien. S’ils ont créance à une personne pour quelque chose, ils la croient en tout ; s’ils n’en ont point pour une autre, ils ne la croient en rien ; ils aiment les voies courtes, décisives et abrégées ; mais cette humeur, quoique ordinaire, ne laisse pas d’être contraire à la raison qui nous fait voir que les mêmes personnes ne sont pas croyables en tout, parce qu’elles ne sont pas éminentes en tout, et que c’est mal raisonner que de conclure : C’est un homme grave, donc il est intelligent et habile en toutes choses.

VII. Il est vrai que s’il y a des erreurs pardonnables, ce sont celles où l’on s’engage en déférant plus qu’il ne faut au sentiment de ceux qu’on estime gens de bien ; mais il y a une illusion beaucoup plus absurde en soi, et qui est néanmoins très-ordinaire, qui est de croire qu’un homme dit vrai, parce qu’il est de condition, qu’il est riche ou élevé en dignité.

Ce n’est pas que personne fasse expressément ces sortes de raisonnements : il a cent mille livres de rente donc il a raison ; il est de grande naissance, donc on doit croire ce qu’il avance comme véritable ; c’est un homme qui n’a point de bien, il a donc tort[1] : néanmoins il se passe quelque chose de semblable dans l’esprit de la plupart des hommes, et qui emporte leur jugement sans qu’ils y pensent.

Qu’une même chose soit proposée par une personne de qualité ou par un homme de néant, on l’approuvera

  1. Ce passage est un nouvel exemple du parti que Nicole a tiré des arguments logiques pour découvrir les sophismes de la passion : une fois réduite en forme, la passion apparaît ce qu’elle est, déraisonnable et illogique.