Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/315

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

demi. On leur donne donc une âme aussi élevée que leur rang, on se soumet à leurs opinions, et c’est la raison de la créance qu’ils trouvent ordinairement dans les affaires qu’ils traitent.

Mais cette illusion est encore bien plus forte dans les grands mêmes, qui n’ont pas eu soin de corriger l’impression que leur fortune fait naturellement dans leur esprit, qu’elle n’est dans ceux qui leur sont inférieurs. Il y en a peu qui ne fassent une raison de leur condition et de leurs richesses, et qui ne prétendent que leurs sentiments doivent prévaloir sur celui de ceux qui sont au-dessous d’eux. Ils ne peuvent souffrir que ces gens qu’ils regardent avec mépris prétendent avoir autant de jugement et de raison qu’eux ; et c’est ce qui les rend si impatients à la moindre contradiction qu’on leur fait[1].

Tout cela vient encore de la même source, c’est-à-dire des fausses idées qu’ils ont de leur grandeur, de leur noblesse et de leurs richesses. Au lieu de les considérer comme des choses entièrement étrangères à leur être, qui n’empêchent pas qu’ils ne soient parfaitement égaux à tout le reste des hommes, selon l’âme et selon le corps, et qui n’empêchent pas qu’ils n’aient le jugement aussi faible et aussi capable de se tromper que celui de tous les autres, ils incorporent en quelque manière dans leur essence toutes ces qualités de grand, de noble, de riche, de maître, de seigneur, de prince ; ils en grossissent leur idée, et ne se représentent jamais à eux-mêmes dans tous leurs titres, tout leur attirail et tout leur train[2].

Ils s’accoutument à se regarder dès leur enfance comme une espèce séparée des autres hommes ; leur imagination ne les mêle jamais dans la foule du genre humain ; ils sont toujours comtes ou ducs à leurs yeux, et jamais simplement hommes : ainsi, ils se taillent une âme et un jugement selon la mesure de leur fortune, et ne se croient pas moins au-dessus des autres par leur es-

  1. Excellent portrait des préjugés aristocratiques.
  2. C’est, dirait un philosophe anglais, l’effet d’une association d’idées devenue inséparable, indissoluble.