Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/318

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

raison ; et que c’est un grand mal de n’avoir que raison, et de n’avoir pas ce qui est nécessaire pour faire goûter la raison.

S’ils honorent sérieusement la vérité, ils ne doivent pas la déshonorer, en la couvrant des marques de la fausseté et du mensonge ; et, s’ils l’aiment sincèrement, ils ne doivent pas attirer sur elle la haine et l’aversion des hommes par la manière choquante dont ils la proposent. C’est le plus grand précepte de la rhétorique[1], qui est d’autant plus utile, qu’il sert à régler l’âme aussi bien que les paroles ; car, encore que ce soient deux choses différentes d’avoir tort dans la manière et d’avoir tort dans le fond, néanmoins les fautes de la manière sont souvent plus grandes et plus considérables que celles du fond.

En effet, toutes ces manières fières, présomptueuses, aigres opiniâtres, emportées, viennent toujours de quelque déréglement d’esprit, qui est souvent plus considérable que le défaut d’intelligence et de lumière que l’on reprend dans les autres ; et même il est toujours injuste de vouloir persuader les hommes de cette sorte : car il est bien juste que l’on se rende à la vérité, quand on la connaît ; mais il est juste qu’on exige des autres qu’ils tiennent pour vrai tout ce que l’on croit, et qu’ils défèrent à notre seule autorité ; et c’est néanmoins ce que l’on fait en proposant la vérité avec ces manières choquantes : car l’air du discours entre ordinairement dans l’esprit avec les raisons, l’esprit étant plus prompt pour apercevoir cet air qu’il ne l’est pour comprendre la solidité des preuves, qui souvent ne se comprennent point du tout. Or l’air du discours, étant ainsi séparé des preuves, ne marque que l’autorité que celui qui parle s’attribue ; de sorte que s’il est aigre et impérieux, il rebute nécessairement l’esprit des autres, parce qu’il paraît qu’on veut emporter par autorité, et par une espèce de tyrannie, ce qu’on ne doit obtenir que par la persuasion et par la raison.

  1. Impossible de mieux montrer le côté moral de la rhétorique et sa vraie utilité.