Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/324

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peut tirer des sens ne s’étend pas bien loin, et qu’il y a plusieurs choses que l’on peut savoir par les sens, et dont on ne peut pas dire que l’on ait une assurance entière.

Par exemple, on peut bien savoir par les sens qu’un tel corps est plus grand qu’un autre corps ; mais on ne saurait savoir avec certitude quelle est la grandeur véritable et naturelle de chaque corps[1] ; et, pour comprendre cela, il n’y a qu’à considérer que si tout le monde n’avait jamais regardé les objets extérieurs qu’avec des lunettes qui les grossissent, il est certain qu’on ne se serait figuré les corps et toutes les mesures des corps que selon la grandeur dans laquelle ils nous auraient été représentés par ces lunettes : or, nos yeux mêmes sont des lunettes, et nous ne savons pas précisément s’ils ne diminuent point ou n’augmentent point les objets que nous voyons, et si les lunettes artificielles, que nous croyons les diminuer ou les augmenter, ne les établissent point, au contraire, dans leur grandeur véritable ; et partant, on ne connaît pas certainement la grandeur absolue et naturelle de chaque corps.

On ne sait point aussi si nous les voyons de la même grandeur que les autres hommes : car encore que deux personnes les mesurant conviennent ensemble qu’un certain corps n’a, par exemple, que cinq pieds, néanmoins ce que l’on conçoit par un pied n’est peut-être pas ce que l’autre conçoit : car l’un conçoit ce que ses yeux lui rapportent, et un autre de même : or, peut-être que les yeux de l’un ne lui rapportent pas la même chose que ce que les yeux des autres leur représentent, parce que ce sont des lunettes autrement taillées.

Il y a pourtant beaucoup d’apparence que cette diver-

  1. Cette question n’a pas de sens, il n’existe point de grandeur véritable, naturelle, absolue, puisque la grandeur est un rapport. Tout est grand ou petit selon le point de comparaison. — Arnauld semble ici se méprendre sur le sens des spéculations platoniciennes reproduites par saint Augustin. Platon parle de la grandeur en soi, de la grandeur absolue ; mais il n’entend point par là la grandeur absolue d’un objet visible ; il entend le principe absolu qui rend possible, dans l’éternelle réalité, toutes les relations de grandeur, ou l’idée de la grandeur.