Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/326

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s’ils ne peuvent discerner les choses où l’esprit peut arriver de celles où il n’est pas capable d’atteindre.

Le plus grand abrégement que l’on puisse trouver dans l’étude des sciences est de ne s’appliquer jamais à la recherche de tout ce qui est au-dessus de nous, et que nous ne saurions espérer raisonnablement de pouvoir comprendre. De ce genre sont toutes les questions qui regardent la puissance de Dieu, qu’il est ridicule de vouloir renfermer dans les bornes étroites de notre esprit[1], et généralement tout ce qui tient de l’infini ; car notre esprit étant fini, il se perd et s’éblouit dans l’infinité, et demeure accablé sous la multitude des pensées contraires qu’elle fournit[2].

C’est une solution très-commode et très-courte pour se tirer d’un grand nombre de questions, dont on disputera toujours tant que l’on en voudra disputer, parce que l’on n’arrivera jamais à une connaissance assez claire pour fixer et arrêter nos esprits. Est-il possible qu’une créature ait été créée dans l’éternité ? Dieu peut-il faire un corps infini en grandeur, un mouvement infini en vitesse[3], une multitude infinie en nombre ? Un nombre infini est-il pair ou impair[4] ? Y a-t-il un infini plus grand que l’autre[5] ? Celui qui dira tout d’un coup : Je n’en sais rien, sera aussi avancé en un moment que celui qui s’appliquera à raisonner vingt ans sur ces sortes de sujets[6] ; et la seule différence qu’il peut y avoir entre eux est que celui qui s’efforcera de pénétrer ces questions est en danger de tomber en un degré plus bas que la simple ignorance, qui est de croire savoir ce qu’il ne sait pas[7].

  1. Alors n’en parlons jamais.
  2. Notre esprit a beau être fini, c’est pourtant lui qui conçoit l’infini et pourquoi ne se rendrait-il pas compte de toutes ses conceptions ?
  3. Ce sont là des questions contradictoires.
  4. Il existe des infinités supérieures à tout nombre, des multitudes sans nombre, mais il n’existe pas de nombre infini puisque tout nombre est déterminé.
  5. Cette question peut être résolue et les mathématiciens montrent qu’en effet un infini peut être deux, trois fois, infinimentes fois plus grand qu’un autre infini.
  6. Cette méthode aboutirait à supprimer toutes les spéculations de l’esprit. Il faut laisser les questions ouvertes.
  7. « Les sciences, dit également Pascal, ont deux extrémités qui se touchent : la première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L’autre